Et si on se faisait poète-poète?

Chic! c’est le printemps… Et on vient juste de fêter Pâques (notre photo, clin d’oeil à l’IA). La saison porte aux sens, évidemment, et à la poésie : les petites fleurs, le soleil (enfin, pas partout…), le gazouillis des oiseaux, l’herbe qui verdoie, la terre qui poudroie, l’autoroute qui, tout droit, file vers des week-end prometteurs, bref c’est le moment de vous laisser titiller par la muse.

J’en connais qui diront « oui, mais la poésie, c’est pas mon truc, et puis les vers, les rimes, tout ça est trop compliqué pour moi… » Fadaises, je vous dis.

Je m’en vais vous prouver que vous pouvez, toutes et tous autant que vous êtes, être des poètes, des vrais.

La méthode est simple : vous choisissez deux poèmes d’à peu près égale longueur si possible. Notez que cette méthode est inspirée de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle), groupe de recherche littéraire fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain et poète Raymond Queneau. Il a pour but de découvrir de nouvelles potentialités du langage et de moderniser l’expression à travers des jeux d’écriture. Le groupe est célèbre pour ses défis mathématiques imposés à la langue, obligeant à des astuces créatives. Citons, parmi tant d’autres, des « oulipiens » illustres Georges Pérec, François Caradec, Italo Calvino, Bernard Cerquiglini, etc.

L’Oulipo est fondé sur le principe que la contrainte provoque et incite à la recherche de solutions originales. Il faut déjouer les habitudes pour atteindre la nouveauté. C’est, en fait, la base de tout atelier d’écriture qui se respecte. Ainsi, les membres fondateurs se plaisaient à se décrire comme des « rats qui construisent eux-mêmes le labyrinthe dont ils se proposent de sortir ».)

Dans cet esprit, je vous propose de « poéter un coup » – passez moi l’expression – en vous appuyant sur des poèmes déjà écrits, dont les auteurs sont connus ou pas. L’important, c’est de croiser. Attention, ce n’est pas du plagiat, ce sera votre oeuvre, réalisée à partir d’oeuvres plus anciennes. Certaine églises, parfois magnifiques, ont été construites avec les pierres de temples antiques qui ne manquaient pourtant pas d’atours.

Je ne vous propose pas de plagier, simplement de jouer, comme chaque fois. La règle du jeu, vous allez la comprendre en lisant les deux poèmes suivants : Sensation, d’Arthur Rimbaud et Une lettre de femme, de Marceline Desbordes-Valmore.

Sensation (Arthur Rimbaud)

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Une lettre de femme (Marceline Desbordes-Valmore)

Les femmes, je le sais, ne doivent pas écrire ;
J’écris pourtant,
Afin que dans mon coeur au loin tu puisses lire
Comme en partant.

Je ne tracerai rien qui ne soit dans toi-même
Beaucoup plus beau :
Mais le mot cent fois dit, venant de ce qu’on aime,
Semble nouveau.

Qu’il te porte au bonheur ! Moi, je reste à l’attendre,
Bien que, là-bas,
Je sens que je m’en vais, pour voir et pour entendre
Errer tes pas.

Ne te détourne point s’il passe une hirondelle
Par le chemin,
Car je crois que c’est moi qui passerai, fidèle,
Toucher ta main.

Tu t’en vas, tout s’en va ! Tout se met en voyage,
Lumière et fleurs,
Le bel été te suit, me laissant à l’orage,
Lourde de pleurs.

Mais si l’on ne vit plus que d’espoir et d’alarmes,
Cessant de voir,
Partageons pour le mieux : moi, je retiens les larmes,
Garde l’espoir.

Non, je ne voudrais pas, tant je te suis unie,
Te voir souffrir :
Souhaiter la douleur à sa moitié bénie,
C’est se haïr.

Vous lirez ensuite Une lettre d’un homme, que j’ai moi-même écrit en croisant les deux premiers poèmes. Et même si je n’ai aucun talent, ce qui est probable, voilà bien là un troisième poème, non?

Une lettre d’un homme (Jérôme Daquin)

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,

Afin que dans mon coeur au loin tu puisses lire

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais le mot cent fois dit, venant de ce qu’on aime,

Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.

Je sens que je m’en vais pour voir et pour entendre,

Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,

Mais si l’on ne vit plus que d’espoir et d’alarmes,

Garde l’espoir, moi, les larmes.

Voilà, c’est à vous. Si vous ne trouvez pas de poèmes, écrivez-en deux pour en faire un troisième (!) ou, plus simplement, demandez-moi de vous en faire passer deux, mais pas au dernier moment, merci. La date butoir pour la transmission de vos… poèmes, c’est le 8 juin à minuit heure de Paris.

Plongeons-nous maintenant, même si l’été est encore loin, dans vos récentes contributions, que je vous livre dans l’ordre dans lequel je les ai reçues, sauf la dernière, que j’ai commise en tant que participant. C’est bête, je n’ai pas pu m’en empêcher.

On tue le cochon par Christiane Martin

Dans les années marquantes du long ruban de son âge d’homme, Brunault eut de bien tristes aventures amoureuses, mais cette dernière était magnifique, précisément celle de sa rencontre avec Honorine. Cette aventure ne put exister que grâce à l’évocation d’une tradition toute particulière, qu’il avait vécue pendant de nombreuses années d’enfance, à savoir celle de la tuerie du cochon et de sa transformation en mets divers et variés, tous savoureux.

Au bistrot devant un chocolat chaud, plongé dans les yeux noisettes de celle pour qui son estomac se nouait, la violence de ce qu’il éprouvait était telle, que pour masquer son trouble, son esprit quittait ce bar pour se précipiter dans la cour de ferme de ses parents afin de revivre toute l’émotion de ces trois journées annuelles, exceptionnelles. Il bouillait littéralement, l’amour l’avait saisi et chamboulé tout entier. Pour supporter ce bouleversement il avait besoin de convoquer toutes ces images d’enfance. Le sang noir se mit à cuire dans d’énormes chaudrons. Les mains plongeaient dans les pots de gros sel et de poivre gris qui piquait le nez, tous deux assaisonnant le boudin qui se préparait. La chair des rillettes qui réclamait cinq à six heures de cuisson était sans cesse brassée par les femmes besogneuses. Le matador qui avait servi pour l’abattage du cochon, restant sur le rebord de fenêtre, demeurait menaçant.

Ces images lui étaient indispensables pour arriver à rester face à ce visage respirant l’amour. Tout en plongeant dans les yeux noisette d’Honorine, pour qui son estomac se nouait, il avait grand mal à avaler quoique ce soit et se mettait à transpirer tout comme autrefois quand il entendait les cris déchirants du cochon que l’on saignait. Tout son être s’affolait, son corps s’enflammait et ses pensées étaient en déroute. Le récit d’Honorine, il ne l’entendait pas, mais revoyait toute l’agitation de la cour, sous le tilleul géant, dans un froid de canard, qui était là pour assurer la subsistance de la famille toute l’année, famille qui se mobilisait pour l’événement, tant économique que festif. Les baquets récoltaient le sang brûlant, les femmes récupéraient les boyaux fumants, les lavaient et allaient s’en servir comme contenants pour les andouillettes et les boudins. Les hommes brisaient les côtes de l’animal, puis préparaient les différentes pièces de viandes : jambons, longes, échines et ventrèches.

Quel plaisir pour Brunault de convoquer tous ces bons souvenirs, lui permettant de masquer, à Honorine, la violence de ses sentiments.. Il lui fallait absolument éloigner ce couloir de chaleur qui montait en lui, et lui faisait à coups sûr rougir les pommettes et lui rendait les mains moites.
C ‘est ainsi qu il se transportait dans la cour de son village pour se remémorer la morsure du froid, le choix d’un temps de neige étant préférable pour l’occasion.

La découverte de l’amour était, pour Brunault, de l’ordre du traumatisme. Cet homme affamé de tendresse, qui vivait depuis son enfance, sans le savoir, dans un désert et misère affectifs, se trouvait tout à coup submergé, ivre d’un trop plein de sentiments. Cela grondait, enflait, bouillonnait en lui, le secouait, le transportait et l’abattait à la fois.Il essayait de faire face et ne paraissait dans un état normal qu’au prix d’un terrible effort. Pour retrouver calme et sérénité, il faisait affluer les phrases de son grand-père : « N’oubliez pas de regarder la lune avant de choisir le jour de la tuerie du porc. Il la faut descendante. Si la lune est nouvelle, dans les 3 mois, tout le salé va rancir! ».
 » Invitez les cousins de Brens, car ce soir, nous allons faire bombance pour partager les abats avec eux.! »

Ainsi défilaient, sous ses yeux, toutes les étapes de la transformation du cochon, qu’on tuait , dans les années 1960, chez le particulier. Il se souvenait que la présence de quatre hommes était requise et ce n’était pas de trop pour tenir l’animal de plus de150kg, avant sa mise à mort. Cette tradition est toujours permise de nos jours, à condition que le cochon ait été élevé dans la ferme et soit destiné à la consommation familiale.

Peu à peu ses émotions s’ordonnèrent, ses pensées, les réactions de son corps devinrent plus contrôlables. Les sentiments qu’il éprouvait se déployèrent, l’emplirent chaudement, tout comme la bonne odeur du boudin mélangée aux oignons et aux épices, le faisait d’antan. Il continuait pour autant de se raccrocher à tous les souvenirs se rapportant aux trois journées annuelles consacrées à la mise à mort du cochon et de ses diverses transformations, alors qu’ Honorine volubile, le regardait voluptueusement, trompée par le regard extatique de Brunault. Il avait envie de lui saisir les mains, mais une grande timidité lui tombait dessus comme le silence des murs qui l’entouraient. Il ne se sentait pas de taille à rivaliser et ne pouvait pas rester attentif au climat que cette douce créature instaurait, qui disait tout d’une exquise camaraderie amoureuse. Il se sentait paralysé par une inexpugnable maladresse de jeune homme. Ses yeux brillaient, il buvait le souffle d’Honorine sur ses lèvres impérieuses et rêvait de la ferme douceur de sa bouche. Il se mourait de confusion. La lumière de ce bar était douce, un peu rose et le contour du haut du corps d’Honorine se découpait sur un halo diffus et intime. Elle était belle, drôle, rigide et concentrée, ses paupières se serraient par à coups. Il était tout enfrissonné, et était un spectateur fasciné. L’épreuve pour lui, était difficile, inhumaine.

Il ne pouvait soutenir les yeux énamourés d’Honorine qu’au prix de se rapprocher des émotions éprouvées au cours de ces souvenirs précis d’enfance. Il entendait le boucher du village qui vantait le morceau de choix prélevé au niveau de la gorge du cochon et qu’il appelait  » la barbe à Robert ». Il
revisitait les différentes opérations : mises au saloir des pattes et oreilles, fumage des jambons ou leurs transformations en saucisses, fabrication de rôtis avec les épaules, traitement des soies pour en faire des brosses et de la vessie pour en faire une lanterne. D’où l’origine de l’expression  » prendre des vessies pour des lanternes » .

Brunault traînait ce boulet, celui du regret stérile de ce qu’il aurait pu être et n’avait pas été. Il était entravé dans tous les possibles. Pour cette fois, alors que cette fille devant lui ne se dérobait pas, il se mit à croire enfin au vécu positif d’une aventure amoureuse. Mais, il ne pouvait plus penser et s’empêchait d ‘éprouver.

Seul le rappel à lui de ces journées si solennelles avec toute sa famille, lui permettait de ne plus entendre sa propre respiration. Un émerveillement le saisissait, une trouée de lumière se fit tout en ne quittant pas des yeux Honorine. Devant lui s’étendait la paillasse sur laquelle les pâtés étaient confectionnés et mis en bocaux pour la conservation. Un joyeux désordre dans sa tête, lui fit voir un sein de femme qui émergeait du chemisier bigarré d’Honorine et s’écartant de la scène de son enfance petit à petit, il suffoqua d’émotion avec un « ha » qui lui échappa. Une vallée au plus profond brillait au milieu d’un curieux champ triangulaire d’une grand splendeur. Il se surprit à se caresser machinalement les paumes. Il respirait large, profond, heureux d’il ne savait quoi, porté par la force et la beauté de cette créature magique, qui se rapprochait sensuellement de lui. Il avait l’impression d’être en accord avec toute chose, mais avait peur que cet apaisant sentiment s’évanouisse. Ce qu’il ressentait était si puissant, si précieux qu’il se retenait pour ne pas le galvauder. Honorine scrutait ses traits. Elle ne lui posait pas de questions dans la stupéfaction ambiante. Leurs pensées à tous les deux étaient tourneboulées. Elle était toute concentrée à vouloir se faire connaître et restait fixée sur les yeux écarquillés de Brunault, qui lui, avait perdu les mots et qui avait besoin de se rassurer toujours en revenant aux moments marquants de sa jeunesse, réussissant à retrouver un état intérieur neutre qu’il considérait comme un équilibre.

Les chapelets de saucisses se mirent à pendre au plafond, ainsi que les saucissons qui demandaient à être séchés. Puis le fromage de tête apparut translucide, parsemé de carottes et de cornichons, qu’il se mit à fixer comme un prisonnier fixe l’espace de liberté qu’il aperçoit derrière les barreaux de son univers rétréci. Il n’éprouvait plus rien d’agréable ni de désagréable mais tout était plus vivable ainsi. Il pouvait être en face d’elle. Honorine levait des yeux égarés, interrogatifs.  » Quelle jolie diablesse ! » se disait-il. Une bouffée d’orgueil l’obligeait soudain à sourire et la métamorphose d’ Honorine fut délectable.

Puis tout à coup cette dernière dit : Veux-tu qu’on se rende chez moi, nous serons plus à l’aise pour continuer de rentrer en connaissance ? Brunault reçut la question directe, tel un uppercut qu’il n’avait pas vu venir. Il resta bouche ouverte, sans répondre, avec le cœur qui tapait, comme chaque fois qu’une émotion le surprenait. Il rentrait dans un état indescriptible, et les bassines remplies du sang du cochon, se mirent à tourner de nouveau. Honorine le regardait avec effroi, presque gênée d’avoir osé l’invitation. Brunault pour se calmer, se mit à revoir sa mère saisir la salière, la poivrière, les oignons, le persil et se mettre à brasser ce sang noir qui allait bientôt devenir un met succulent dont il gardait encore les papilles frémissantes. Peu à peu, rasséréné par l’évocation de ces souvenirs, sa détresse l’abandonna, il quitta son trône de réticence et put montrer son accord en tendant la main à sa magicienne, dont les traits exprimaient encore une véritable morsure du cœur.

Honorine reprit espoir car une joute verbale s’installa enfin. Brunault revint entier dans le bar, abandonnant ses armes de combattant. Lentement, inéluctablement, ils se révélèrent l’un à l’autre, firent tomber les barrières, abolissant les tabous. Tous deux ne s’étaient pas préparés à une telle rencontre, à une telle folie de situation, et une véritable métamorphose extravagante, inoubliable s’opéra. Ils étaient fous de plaisir et se surprenaient . Brunault ressentit une fierté trouble, et Honorine une délicieuse ambiguïté d’avoir été l’initiatrice, prenant son rôle très au sérieux. Ils partagèrent le verre d’eau de la convalescence et la bougie allumée sur leur table a jeté un bref éclair orange sur le désordre de leur île. Chaque geste qu’ils faisaient débusquaient les parfums du désir. Leurs yeux grands ouverts pensaient déjà au bonheur de leur aventure naissante.

Brunault posa sa main sur celle d’Honorine. Elle était chaude, puissante. Cette main n’exigeait rien d’abord, elle se promenait seulement et cette caresse était d’une douceur terriblement persuasive. Honorine avait une sorte de central téléphonique tout en bas du ventre, à l’écoute d’appels et de sollicitations multiples. Il était temps d’ aller rejoindre une alcôve déserte et intime, pour ne plus être obligés de combattre ce désir qui détraque le cœur. A cet instant précis, tous deux sentirent leur complémentarité comme un vrai prodige, avec une envie impérieuse, un appétit féroce.

La cathédrale d’Albi par Françoise de Burine

7h40, le réveil sonne sur mon téléphone. J’appuie sur la touche rappel et je me donne 10 minutes pour me sortir du sommeil et entrer dans cette nouvelle journée. Où suis-je ? J’ouvre les yeux pour reconnaître la chambre rose, celle des invités depuis que la mienne est devenue un bureau. Avec mon accord, bien sûr, maman était même tout embêtée, elle avait l’impression de me mettre définitivement à la porte ! Je l’adore ! Je viens tous les mois passer un week-end et grâce au télétravail, je pousse mon séjour jusqu’au lundi soir, on se fait un petit rab  de cocooning familial…  Au fond de mon lit, je l’entends déjà farfouiller dans ses casseroles. Elle va préparer un goulasch, ça cuit trois heures, alors, hein, faut s’y mettre tôt ! Je voulais la convaincre de faire un truc plus rapide, mais non ! Maman se régale autant de confectionner un repas que de le déguster.
Hier midi, elle nous a fait, pour nous deux ! un filet de bœuf en croute de parmesan ! Et tout du long du repas, elle m’a détaillé le repas du soir et celui du lendemain. Elle est revenue sur le mironton qu’elle avait fait le mois dernier, la recette de Mamie bien meilleure que celle de Belle-Mamie, n’est-ce pas ? Son filet de bœuf était à tomber par terre, et l’odeur de la croute de parmesan m’a plongée dans l’image engloutie d’un lieu sombre et coloré que je n’arrive pas à retrouver dans ma mémoire. J’aurais voulu lui en parler, chercher à voix haute, creuser les sensations pour attraper le souvenir mais on était parties sur la façon dont j’accommoderai les restes de filet que je rapporterai à la maison, ça serait dommage d’en faire du hachis, ma chérie, tu pourrais couper des tranches très fines et tu les présenterais comme un carpaccio, avec des lamelles de parmesan.
Encore ce parmesan ! mais je n’arrive pas à faire correspondre l’odeur et l’image.
7H50, déjà ! J’appuie à nouveau sur la touche rappel. J’ai la flemme… De toute façon, je suis adepte du pyjworking, mot que j’ai inventé pour évoquer le fait que je télétravaille en pyjama. Voire pire ! je prends parfois à peine le temps de me laver les dents.
J’entends les cloches de l’église du village sonner, je compte huit coups, un peu en avance sur mon téléphone ! Allez, au boulot !
Je suis toujours au lit, deux oreillers dans le dos, mon ordi sur les genoux et mes papiers étalés sur la couette. Bureau grand format, je n’ai qu’à m’étirer pour attraper le dossier des impayés ou le tableau des factures.
La porte d’entrée claque, maman est allée m’acheter un croissant. Elle n’en mange pas, ça lui pèse sur l’estomac.  Je sais qu’elle va me préparer un plateau avec une théière et une coupelle de confiture d’orange. Elle a mis du gingembre, elle voudrait savoir ce que j’en pense. Maman, c’est la magicienne des saveurs…
Ça y est, je tiens mon souvenir, l’odeur de la cathédrale d’Albi, comment ai-je ça au fond de moi ? J’ai maintenant l’évocation précise d’une chapelle en dentelle de pierre à l’intérieur de l’église, tout un alignement de sièges en bois tourné, des éclats de lumière qui atténuent  la rigidité du lieu, un sentiment de protection et de chaleur, je me demande comment tout ça pourrait bien sentir le parmesan !

Recette, étoilée de mer par Christian Deschère

Laitue y es-tu ? Rien à fatiguer en cette journée ordinaire. Maxime Vêtu ne se racontait pas de salade, le marché lui apporterait les réponses. Avec le beurre au sel de Gérande il avait le fondant. Le velours du temps vint vers lui aussi directement qu’une une rafale. C’était la propension de l’instant. Cela le rendait comique : « Concocteau, Orphée va». Max cherche recette. Agace ses amis. Dont Mathilde -Elle aime tant ça- qui venait de boucler une énième ripaille avec sa tante du Kremlin-Bicêtre, reine de la vinaigrette. Deux rasades de Bonnezeaux asséchèrent d’un coup sa langue de vipère… « Matou t’as encore forcé la dose » mais ne m’en hydromêle point ! Je vous invite dimanche avec ton homme et sa sœur. Peux-tu me dire où trouver la spiruline loin des étales de Lorient ? Après sa déambulation d’un banc à l’autre, le senior des anneaux s’ancra en terrasse. Il lui fallait disposer des ingrédients faisant recette : Osso bucco ? Non, langue de Bœuf. Pas en reste, orateur patient, il avait glané des éléments ici plutôt que là sans pousser du pied sur le champignon. Une hallucination est si vite arrivée. Il trouva à prendre langue chez François le boucher pouvant ainsi changer de pied. Ensuite il s’en fût réfléchir devant une bière à l’eau de mer. Car bien conscient de l’inepte pari de cuisiner du mouton, il se satisfera de son kilo et demi de langue qu’il sait mitonner ; il gardera sa première idée. N’avait plus qu’à dégotter les cornichons. D’ailleurs, il se sentait bizarrement entouré. Un mouvement de foule ressemblant à une houle l’empêchait de cogiter. Il décida qu’il était l’heure de migrer. Il irait prélever sans personne à ses basques, les couteaux à dresser à l’apéro du lendemain. Il se hâta en réfléchissant aux actions à opérer sur son piano… Ses chers pas d’intense récapitulation le menèrent sur le front de mer afin de remplir son cabas. La plage était déserte et l’horizon sans nuage pour entamer cette activité mystérieuse : la pêche sur le sable, là où brillent les couteaux avant de se faire rissoler. Éole est avec lui. Ce laps de temps sera un maître plus secret qu’on ne croît. L’Odyssée d’agapes prenait tournure à ciel ouvert. Ici pas de pacte d’allégeance mais du bulot, du vin et de l’amour. Hors de question de donner sa langue aux chats. La recette est linguistique et le tournemain oblique. Sur le retour il sursauta soudain en entendant le clapotis des bottes d’un pas glissant sur le sable détrempé. « Dermat » dit Yan dans une langue grasseyante : Qu’as-tu trouvé sur la langue de terre entre ciel et mer ? De quoi réjouir mes convives dit le Vêtu sans ciller, serré dans son ciré jaune. Vais concocter une assiette réconfortante et l’augmenter en bon trotte-menu. Avec des pignons de pin et de l’artichaut cru. Avant mon plat fétiche, ces couteaux devaient s’avaler et faire merveilles sans excès. Modèle de patience inégalée l’autre pêcheur montrait des yeux bleus pâles plus lumineux qu’un poisson-lune, un large sourire satisfait sous les pommettes. Max et les coquillages prirent congé, objectif : tamiser. La gourmandise au bout des doigts devenait palpable. Trouvera-t-il aussi des linguines en accompagnement, avec thym et persil alizé ? Sinon, un soupçon d’ail, des champignons de Paris et des carottes hachées au moment de servir trouveront grâce à ses yeux. Le tout à dissoudre dans le vin et la fête et un Anjou Village fait d’argiles schisteux par la grâce des raisins de « Papin et associés » d’où sort un nectar équilibré, foulé vendangeureusement. Il pensa l’accord mets-vins avec « Rougissez », un rouge de Loire des contreforts ligériens proche de son Aubance natale. Revenu en nage, il croisa une « Deux-bœufs » à l’arrêt. Ce jour la mer n’était pas démontée. Elle lui laissa le loisir délié d’adopter sa préparation et dompter l’aval de son sujet. Préparer son plat favori le fit saliver. ll allait jouer son va-tout. Reprendre sa recette en écoutant le piano de Lang Lang que nulle difficulté ne semble rebuter. La goule enfariné d’un aïeul lui revint, lieu noir d’une émotion esthétique. Il avait retrouvé un de ses calepins-cuisine à l’écriture régulière mais aux marges pleines d’annotations. Une gousse de vanille servait de marque page. Le temps ne jouait pas pour lui, un fascicule ça se dégrade autant qu’un corps humain. Lire délivre mais ne fait pas toujours recette, et là : Que Tchi, page arrachée ! Il allait falloir « cantiner » avec des canettes de bière pour mettre en route la recette. Une eau portée à ébullition dans un bain d’épices -ce dont il se souvenait. Il mit à l’eau thym, persil haché et blanc de poireau, quelques champignons puis les carottes trouvées ce matin, maintenant conjugués à la langue immergée. Hypnotisé par des gestes calibrés, il mit derechef sa réduction en route, jetant l’ail et les oignons dans le beurre frémissant. Des flots de pensées l’assaillirent par vague entre le fouet à sa main et les vaticinations de son esprit. A la radio, un hautbois fit voix commune avec le crépitement facétieux du feu-follet d’huile et de beurre mélangés. A côté, une casserole accueillait navets et carottes coupés en dé sans abolir ce temps bouillant. Telle quelle, la situation prenait un tour culinaire malgré sa mémoire lacunaire. Le silence bout-il dans l’immobilité ? C’est la faute à Verlaine. Devant la touffeur des fourneaux Max se mit à la recherche des cornichons. Dissimulés sous le pochon de la salade, ces légumes de la grande famille des cucurbitacées, rejoignirent le panier du même nom. Il se mit à les émincer en rondelles. Tria la-dite salade et fit descendre une lampée brune dans son gosier asséché. Il ouvrit la fenêtre en grand pour renouveler l’air alors qu’il recevait un appel. C’est drôle, la colère ça vient d’un seul coup, comme le bonheur (vice versa Marguerite). On lui vendait une mutuelle solidaire… En station devant ses réchauds après avoir échaudé l’intrus, il vérifia la tranquille apathie de la viande en route pour trois heures. Qu’est-ce qui bout ? Rien de louche, une eau douce et frémissante en cuisson à destination du réfrigérateur pour une nuit. Il imaginait déjà la tête affable de ses convives : Mathilde, la tante et Yan devant la surprise du chef en tranches : gaga et toqués. Faisant cause commune, la carte bientôt sur la table énoncera le menu de demain déjà constitué. Brigade sans guerre des goûts par lui seul maîtrisés, le nez dans les étoiles il eut un éclair de génie en pensant à la mousse de son enfance. Hauts les cœurs, rousse au chocolat au dessert décréta-t-il. Voilà comment parachever son paysage culinaire, inviter à un voyage pacificateur et son rite fabulateur avec une jaja de Jau diététique et fève sur le gâteau.

Un brin de salade par Psah

Excusez-moi … Vous avez un brin …
Pardon ?
Un brin. De salade. Un peu plus à gauche. Oui, là.


On n’est pas censés adresser la parole à des inconnus. Assis à la table d’à côté. Surtout si c’est une femme. Si on est un homme. Pas censé regarder ses jolies jambes, qu’elle croise sous la table. Apprécier son décolleté quand elle se penche sur son assiette. Les wokes ont réussi à rétablir le péché d’intention.
Excusez-moi si je me suis permis.
Au contraire !


Elle rit. Rire gai, léger.

Dans mon métier, ça aurait pu m’être fatal. Me faire rater la vente. Faut être impeccable. Vous n’avez pas idée. Je travaille dans une agence immobilière. Les clients, ils voient un tout : l’état du jardin, l’état de la maison, mais l’apparence de la vendeuse, aussi. C’est un tout. Justement, j’ai une grosse visite, juste après le repas. Alors, heureusement !
Tant mieux.


Un silence.


C’est marrant, tout de même !
– Quoi donc ?
– La salade.
– Ah bon ? Je ne vois pas …
– J’ai pris une salade. J’en prends souvent, quand je mange dehors, c’est léger, ça ne pèse pas, après. Pendant la visite. Bon, là, il se trouve qu’il y en a dedans. De la salade. Vous comprenez ?
– Pas très bien.
– Excusez-moi ! Je ne suis pas très claire. Là, vous voyez, ma salade, il y a du maïs, des tomates, un peu de thon, et aussi ces feuilles de salade, mais des fois, il n’y a pas de salade dans la salade. Dans la salade de riz, par exemple.
– C’est vrai.
– C’est marrant ! C’est marrant, les mots, tout de même !
– C’est à cause du sel.
– Pardon ?
– C’est à cause du sel. « Sel », « salade », c’est le même mot. « Salade » vient de « sel » : au départ, la salade, c’est l’assaisonnement qu’on met sur des aliments. Et puis ça finit par désigner les aliments eux-mêmes : légumes, feuilles de diverses plantes. Et finalement, l’idée de mélange même : dans la salade de fruits, il n’y a même plus de sel !
– C’est dingue, quand on y pense !
– Le plus souvent, on n’y pense pas. Les mots bougent. Ils changent de sens. Notre façon de les utiliser imprime sa marque. C’est comme pour la viande.
– Comment ça, pour la viande ?

Au Moyen-Age, le mot « viande » peut aussi bien désigner des légumes. Ou des fruits. Tout ce qui se mange, en fait.
– Comment c’est possible ?
– Parce qu’il vient du latin « vivendere » : ce qui est nécessaire pour vivre. Donc, pour se nourrir. On dit encore « les vivres ». Puis, ça se spécialise pour la chair des animaux.
– C’est dingue, ça.

Ben oui. Et, tenez : prenez « vilain » : au départ, ça veut dire « paysan ».
– Ben oui, c’est vrai.
– Et « gentil » …
– Gentil ?
– « Gentil », c’est « noble ». « Gentilhomme ».
– Ah ouais ! Dingue !
– Et les échecs ? Vous connaissez les échecs ?
– Le jeu, vous voulez dire ? Parce que dans la vie, je les connais aussi ! Malheureusement.


Elle a encore son rire frais. Léger.

Oui, le jeu. Vous êtes-vous demandé pourquoi on dit : « échec et mat » ?
– Non, à vrai dire.
– C’est du persan. L’origine du jeu est persane. Ou transmise par les Perses.
– La Perse, le pays ?
– C’est ça. L’ancien Iran. Bien avant qu’ils ne cassent les pieds aux femmes pour des histoires de voile.
– Des histoires tirées par les cheveux !
– Pas mal … « Echec », ça vient de « Shah », le Roi, en persan. Donc « Shah mat », échec et mat : le roi est mort.
– Ah, ben, dites donc !
– Oui. Et le « fou », ça n’a rien à voir avec le fou : c’est l’arabe : « al fin », le mot qui nous a donné « éléphant ».
– Ça vient de l’arabe ?
– Oui, comme bon nombre d’autres mots.
– Ah oui, comme les chiffres ?
– Exactement. « Chifr », en arabe, ça veut dire « zéro », et « zéro » en est une autre forme. C’est le progrès décisif pour les mathématiques que les Arabes ont apporté à l’Occident. Notre langue en garde la trace. Comme pour « l’al-gèbre », ou « l’al-cool ».
– Ça ne va pas faire plaisir à ceux qui n’aiment pas les arabes, ça !
– Ben non. Mais ils n’auront pas le choix : obligés quand même de dire des mots arabes.
– Dur, pour des gens qui se voudraient de « purs Français » !
– Surtout que c’est un mot allemand.

Quel mot ?
– « Français ». C’est le nom de la tribu germanique qui a envahi ce territoire gallo-romaine : les Francs. Nom qui signifie « peuple libre », à peu près, en ancien germanique. Et qu’ils attribuent à la région qu’ils contrôlent, « l’île de France » : l’île des Francs, ensuite le nom s’étend à tout le pays, au fur et à mesure.
– C’est drôle ! Les Français sont allemands, et disent des mots arabes.
– C’est ça. Et ils parlent une langue italienne, mélangée de quelques résidus celtiques, et de quantité d’autres provenances. Et les arabes, eux, quand ils se saluent …
– Oui ?
– « Salam aleykum ! », disent-ils. Ce qui signifie : « que la paix soit avec vous ». Certains ont un peu trop tendance à l’oublier. Et c’est quasiment la même formule qu’en hébreu : Shalom alekhem !
– C’est bien la peine de se faire la guerre !
– Eh oui. Ce sont souvent les frères qui deviennent ennemis. Et qui oublient à quel point ils étaient frères.
– C’est marrant, quand on y pense …
– Souvent, on n’y pense pas. On n’entend pas, ce que les mots nous disent.
– Bon, désolée, faut que j’y retourne. C’est l’heure !
– Bon courage pour la vente. Encore merci, pour ce brin !
– Ce brin ?
– Brin de causette !

Recettes pour un bon ménage, par Soazig Le Bihan

 Précision

Il ne s’agit pas ici de recettes pour une vie conjugale harmonieuse mais de façon plus subalterne et néanmoins capitale pour le vivre-ensemble, de conseils pour tenir sa maison propre et bien rangée.

Cible

Les lecteurs qui sont indifférents à la propreté de leurs logements, qui se complaisent dans le désordre et l’accumulation, qui méprisent les nids de poussières et les miettes de pain jonchant les sols, peuvent passer leur chemin. L’autrice de ces lignes n’a pas l’ambition de ramener dans le droit chemin des âmes égarées dans la saleté et la turpitude.

Outils

Les bons outils font de bons ouvriers. Prenez le cas de ma sœur qui, dans sa grande naïveté, a fait confiance à 60 millions de consommateurs lui vantant un aspirateur en tête du classement qualité/prix. Aguichée par l’engin à moins de 100€, fière de son esprit économe, elle a rapidement déchanté lorsqu’il a fallu le vider. Comment ouvrir le cylindre en plastique contenant la poussière ? Repérer les encoches et les flèches censées guider l’utilisateur nécessite un œil de lynx. Ouvrir couvercle et clapets demande de la poigne, l’accident industriel se profile. Arrivant enfin à désolidariser cylindre et couvercle, ma sœur a généré un grand nuage de poussière dans la cuisine et poussant un cri strident, respirant à contretemps face à ce désastre, a avalé son lot de résidus, les muqueuses empâtées de reliefs de laine, poils, nourriture et particules diverses, sans parler des acariens. Maintenant, dès qu’elle appuie sur le bouton de son aspirateur, lui arrive dans la bouche tel un réflexe pavlovien, un afflux de salive destiné à débarrasser les saletés qui lui collent encore au palais, de nettoyer sa langue tapissée de poussière âcre, d’en neutraliser l’odeur de moisi. Moralité : ne lésinez pas sur la qualité !

Limitez en revanche la quantité en refusant les offres alléchantes d’outils superfétatoires. La tête de loup à manche télescopique, par exemple, n’est indispensable que si vous habitez un château. Je précise, pour les lecteurs ignorants, qu’une tête de loup sert à déloger les toiles d’araignée sous les plafonds. On peut également faire l’économie de la brosse pour nettoyer les prises de courants, les requins du téléachat en seront pour leurs frais.

Chiffons

Prenez soin de disposer de chiffons de différentes textures. Pour le vitres, je recommande le lin encore un peu rêche ; surtout évitez les tissus pelucheux. Pour cirer, faire briller, un chiffon doux voire laineux sera le bienvenu. Un vieux collant tout en élasticité pourra être glissé entre les colonnes d’un radiateur pour y chasser la poussière. 

Mais surtout, ne soyez pas chiffonnier ! Comme tout bon ménager – je vous rappelle que le masculin l’emporte sur le féminin – vous découpez vos draps usés, vos vêtements élimés pour en faire des chiffons. Sachez jeter vos chiffons sales, nom d’un chien ! Sinon, votre placard à balai sera envahi de baluchons de chiffons, avec le risque gravissime de mélanger le propre et le sale.  

 Produits

Encore une fois, ne soyez pas naïfs ! N’écoutez pas les voix mielleuses, pleine de condescendante des idéalistes forcenés qui voudraient limiter les produits ménagers à trois :  savon noir, vinaigre blanc et bicarbonate de soude. Et qu’en font-ils du plaisir de frotter un lavabo avec une poudre bien abrasive parfumée au citron ? De pouvoir en contempler la céramique étincelante ?  Pourquoi se priver du contentement procuré par la vaporisation du spray double fonction nettoyant et cirant « odeur cire d’antan » sur vos meubles en bois ? 

Méthode

Gardez l’esprit concentré ! Je tiens ce conseil de mon dentiste qui m’a longuement expliqué comment nettoyer sa dentition. Pour parfaire le brossage, il faut passer le fil dentaire, entre molaires, prémolaires, incisives, canines, en haut, en bas, EN PENSANT ce travail de récurage. Sinon, vous vous égarez, oubliez un interstice, recommencez le haut au lieu de vous occuper du bas. J’ai transposé cette méthode pour le ménage. Si vous passez l’aspirateur, pensez que vous passez l’aspirateur ! Pas de musique ni radio, pas de rêvasserie intempestive. Le ménage n’a rien à voir avec la poésie ! Sans quoi, vous risquez d’effectuer le travail en double, aspirer deux ou trois fois la même surface, oublier les coins difficiles. Du travail mal fait et du temps perdu ! 

Assistance

Il arrive que votre cohabitant veuille participer aux travaux ménagers. Bien que vous doutiez de ses capacités au vu des taches qui parsèment son pull et de ses godasses jamais cirées, dites d’accord avec enthousiasme. Lorsque vous passerez faire l’inspection, empêchez-vous d’émettre toute critique. Evidemment, il restera de la poussière sur les étagères, des traces de serpillère dans la salle de bain, des résidus de saleté dans l’évier. Soyez stoïque, répétez à voix haute et déterminée autant qu’il le faudra : le mieux est l’ennemi du bien, le mieux est l’ennemi du bien, le mieux est l’ennemi du bien. Rappez-le si nécessaire ! 

La vache qui rit de Wagner, par Jérôme Daquin

“Quand j’écoute trop Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne”, a un jour fait dire Woody Allen à quelqu’un dans l’un de ses films, « Meurtre mystérieux à Manhattan » (1993). Eh bien moi, quand j’écoute trop Wagner – enfin le « trop » est déjà trop : je n’en écoute pratiquement jamais, il est loin d’être mon compositeur préféré – j’ai très envie d’envahir ma cuisine.
Si la musique du grand maître ne m’inspire que modérément, son nom, en revanche, m’inspire une recette que je vais vous livrer dans un instant.
J’ai longtemps hésité entre « La vache qui rit de Wagner » et « Le tournedos de Rossini », mais la deuxième est presque aussi courante que celle de l’oeuf dur, à la portée de toutes et tous. J’ai donc choisi la première. Tant pis pour vous.

Voici la recette (pour 200 personnes environ) :

Ingrédients et quincaillerie :

– une vache (salers, montbéliarde, normande, ou autre, qu’importe);
– un stock d’histoires drôles (la quantité peut varier selon le sens de l’humour de la vache que vous aurez choisie);
– une plume;
– un casque d’écoute qui vous diffusera du Wagner afin de vous épargner les meuglements de l’animal;
une marmite assez grande pour contenir la vache;
sel, poivre thym, laurier, romarin; on peut aussi prévoir du massalé (version créole) ou du pili-pili (version congolaise);
– deux oeufs par personne;

– des nouilles;
– un avocat.

Préparation (d’une durée variable) :

– Faire rire la vache (en effet, elle doit être en train de rire lorsque vous la posez dans la marmite);
Pour ce faire, vous utilisez, au besoin jusqu’à épuisement, votre stock d’histoire drôles. Attention, la vache est susceptible, on évitera donc les vannes qui pourraient écorner l’amour-propre de la gent bovine. A part ça vous pouvez vous lâcher sans retenue : la vache est très bon public (demandez donc aux trains qui passent à travers la campagne);
Si toutefois la vache ne rit pas de vos blagues – c’est un risque qu’il faut prendre en compte sérieusement – il vous faudra passer à l’incitation physique, je veux dire, aux chatouillements. Mais attention ! La vache n’est pas chatouilleuse partout. Elle l’est exclusivement dans la région de la partie supérieure du « muscle troisième fibulaire » avant, vous voyez ce que je veux dire? Non? Ça ne m’étonne qu’à moitié. Je vous explique trivialement : chez la vache, c’est comme les dessous de bras chez nous. L’avantage c’est que cette partie est généralement beaucoup moins touffue chez les bovins que chez certains humains, c’est donc plus facile à chatouiller de ce point de vue. « En même temps », pour paraphraser le plus célèbre CDD du Palais de l’Elysée, cette partie est moins accessible chez les bovidés que chez les primates que nous sommes. Et là, un chatouillis réussi dépendra beaucoup de votre souplesse et de votre obstination…
– Le temps (variable) de faire s’esclaffer le bovin, faites bouillir 217.000 litres d’eau dans votre marmite. Surtout pas de sel! Le sel s’ajoute seulement en fin de cuisson pour ne par durcir la viande;
– Une fois que la vache rit aux éclats, cela signifie qu’elle est détendue et dé-stressée au maximum;
C’est le moment de bien caler votre casque d’écoute sur vos oreilles et de vous passer en boucle « la Walkyrie » de Richard Wagner à fond les manettes, puis de plonger rapidement la vache encore toute frétillante de rire dans l’eau bouillante, exactement comme vous le feriez avec des langoustines ou des truites au bleu. La vache, soudainement ébouillantée, n’a pas le temps de souffrir (enfin, à ce qu’on dit…). Si les cornes dépassent un peu de la surface, ce n’est pas grave, on ne les mange pas.
– Dès la reprise de l’ébullition, après quelques heures – la cuisine est aussi une affaire de patience – vous jetez dans un ordre aléatoire tous les condiments dans la marmite et vous touillez vigoureusement, de préférence avec une cuillère de bois. Si vous avez bien respecté le temps de cuisson, toujours très long mais variable en fonction du poids de la vache, vous constaterez que la touille est très facile et que les os de la bête se détachent aisément.
– Finalement, le résultat est absolument immangeable, d’autant que vous avez omis de vider la vache avant de la plonger dans l’eau bouillante – négligent que vous êtes ! – et vous collez le tout à la poubelle (pas au compost où l’on ne jette que des déchets végétaux).
– Vous proposez alors – plan B- des oeufs au plat et des nouilles à vos invités : avec un coup de rouge, ça passe très, très bien et vous leur expliquez que « de toutes façons, c’est très tendance ». Et puis, il y a encore le fromage et le dessert pour se régaler, non?
– Après une plainte déposée par les éboueurs – qui ont été obligés d’affrêter un camion rien que pour vos poubelles à vous ! – la SPA est saisie et vous traîne, avec raison, en justice pour « maltraitance et cruauté envers un animal », en l’occurrence, votre vache.

– Si vous n’avez pas un (bon) avocat sous la main, il vous faudra en chercher un très très vite. Donc, c’est mieux de prendre ses précautions et de l’avoir à disposition.

Un lapin et un impromptu (bienvenu)

Peut-on servir un lapin un soir de réveillon? Apparemment oui : on m’en a posé un pour notre dernier atelier, et nous ne sommes que cinq autour du « réveillon à six », mais rien de grave : ce qu’il y a de bien, ici, c’est que les absents n’ont pas toujours tort, puisque la liberté de participer ou pas est pour moi un absolu.

En revanche, il en est un qui s’est invité, impromptu, parmi nous, quelque temps après le réveillon de Nouvel An, mais bon, la porte était ouverte, il y avait de la lumière, alors Jean-Luc est entré, accompagné de « son » personnage, Marie Surgeon, que vous aurez plaisir à découvrir après vos contributions, placées dans l’ordre dans lequel je les reçois, comme d’habitude.

Bienvenue donc à Jean-Luc à qui je rappelle la règle qui fait la marque de cet atelier : on y vient quand on le veut, on y écrit ou on s’abstient, c’est selon. Certaines et certains sont très assidus et n’en ratent pratiquement jamais un, d’autres y apparaissent par intermittence. Au début du confinement, sinistre période, en 2020, il y a eu jusqu’à 21 participants à cet atelier. Mais la règle avait été posée dès le départ : liberté.

Mais, revenons à nos réveillons, enfin, à vos réveillons et à leurs invités, et préparons l’avenir, à savoir la prochaine proposition d’écriture. En France, dit-on, tout finit par des chansons, ce qui est discutable. En revanche, ce qui est vrai c’est qu’en France, quand nous sommes plusieurs à table, il nous arrive très souvent, en tout cas plus souvent que dans d’autres pays, de causer gastronomie. Me trompe-je? Vous savez bien que non.

Vous avez toutes et tous, enfouie dans vos méninges, ou soigneusement classée dans un cahier, ou encore griffonnée sur un papier tout chiffonné au fond d’une poche ou d’un tiroir, une recette de cuisine de prédilection, un truc soit que vous adorez mais que vous vous sentez incapable de faire, soit un plat dont vous maîtrisez impeccablement la préparation et que vous concoctez volontiers pour des amis.

Le but de notre prochain jeu d’écriture n’est pas de nous donner la recette, mais de vous en servir comme base pour raconter autre chose. Toutes les possibilités s’offrent à vous :

  • ré-inventer la recette, genre « canard à la banane » – hommage soit rendu en passant à Mike Newel, réalisateur du truculent film britannique « Quatre mariages et un enterrement » en 1994, dans lequel l’existence de cet improbable plat est évoqué – en nous en donnant une description précise (ingrédients, étapes, gestuelle, arômes, goût, consistance, aspect);
  • raconter un souvenir qui vous lie étroitement à une recette de cuisine, imaginaire ou pas (souvenir d’enfance, souvenir d’une préparation laborieuse et peut-être complètement ratée, souvenir d’adieux définitifs à une tenue que vous aimiez tant mais que, faute de tablier, n’est plus mettable, souvenirs de doigts collants, de cuisine ravagée façon cataclysme à l’issue de la préparation, etc.);
  • raconter à la manière d’une recette de cuisine, une toute autre histoire (Ginette Mathiot, réveille-toi, ils sont devenus fous…), par exemple un programme politique, un défilé militaire, une critique d’art, une rencontre amoureuse, une soirée mondaine, un mariage, un enterrement (cf. le film cité plus haut);
  • Notre photo : recette du cochon à la nage sauce naturelle avec oiseau (simplement décoratif, mais difficile à attraper et à maintenir en place sur le cochon, surtout pendant la cuisson…).

Vos contributions devront quoi qu’il en soit s’inspirer d’une recette, détournée ou pas, que le lecteur devra ressentir, par le style narratif (« à la manière de », par exemple) à leur lecture.

Bon, je vous laisse mijoter tout cela jusqu’au 1er avril 2024 (le poisson est autorisé, l’humour est recommandé) à minuit heure française – je dis ça parce que certains contributeurs sont parfois très loin – et je vous remercie d’envoyer vos contributions exclusivement à l’adresse suivante : atelier.pousseedecrits@gmail.com . C’est plus simple pour moi.

Voici maintenant vos contributions plus celle de de notre nouveau venu.

Le réveillon à six

par Christiane Martin

Les marronniers étiraient leurs branches, muets et somnolents dans la lumière de l’hiver. Le jardin était presque désert, juste quelques rouges-gorges le faisait encore vivre. La nuit allait être vaste et profonde. Nous nous apprêtions à vivre le dernier jour de l’année 2023, dans cette Ardèche verte, dans un charmant village de 400 habitants : La Louvesc. Cette commune était connue d’abord comme un haut lieu de spiritualité, au Nord de l’Ardèche, à 1082 m d’altitude, où mes grands-parents maternels avaient passé le plus clair de leur vie et où ils avaient bercé mon cœur d’enfant.

Une belle bâtisse, posée en plein champ, aux fondations solides, construite par mon arrière-grand-père, nous accueillait. On y entrait par une immense cuisine-salle à manger- salon, en tournant une poignée de porte en laiton, dure aux jeunes paumes. Même si la maison avait été rénovée et remise aux normes d’étanchéité et d’électricité, voulant participer à la lutte contre le réchauffement climatique, ma maison dont j’avais hérité avait froid aux extrémités. On aurait même pu parler d’engelures aux chambres. Mais aucune importance, nous avions arboré des tenues confortables qui nous assuraient une chaleur corporelle évidente. Puis tant les corvées collectives qui nous attendaient, que les combustions lentes du chêne dans la cheminée, allaient pouvoir maintenir notre puissance thermique, au meilleur de sa forme.

J’avais passé l’automne à penser que j’avais besoin d’être entourée de mes amis, dans ces murs qui étaient devenus miens. La fête du dernier jour de l’année serait une très bonne occasion.

Une ambiance feutrée régnait déjà dans cette grande pièce chauffée au bois, que nous n’allions guère quitter. Le bavardage des bûches, sciées et rentrées par John, crépitant dans les flammes, réchauffaient déjà toute la salle, tant physiquement que moralement. L’horloge tictaquait dans le salon douillet où les deux énormes canapés à la panse confortable, offraient leurs cousins moelleux. Un piano à queue Steinway régnait en maître ainsi qu’ un buffet d’avant-guerre, aux portes sculptées de motifs floraux qui sentaient bon la cire d’abeille. C’est derrière ses portes que grand-mère rangeait des langues-de-chat pour les salades de fruits, des cigares pour le riz au lait, des biscuits à la cuillère pour tremper dans le mousseux et ces madeleines industrielles en paquet de trente, et qui, à peine à l’air libre étaient sauvagement englouties par nos bouches maquillées d’écume de groseille. La machine à coudre Singer, à pédale, posée devant une fenêtre, était frustrée de ne plus servir. L’été, elle appréciait l’ombre de l’énorme saule pleureur, qui, par contre s’amusait à déchausser, de ses racines, les pieds de la maison . Elle était fière, cette nuit, que son plateau puisse être le réceptionnaire des fruits déguisés que Constance avait amoureusement préparés pour nous.

Nous étions six : Constance Mallegal, la doyenne de 55 ans, anciennement directrice à la Banque HSBC, en recherche d’emploi, Élise Rollet, philosophe de 49 ans, Paloma Delsol 40 ans, infirmière en Oncologie pédiatrique, John Becon, 41 ans, chef de projet , Olga Szostak, jeune architecte trentenaire et moi-même, Dune Marinokov, 45ans, Thanatopractrice ou plutôt embaumeuse, terme que je préférais utiliser.

Nous étions tous célibataires ou divorcés, à l’exception d ‘Élise qui vivait en couple et qui avait une fille de 22 ans mais qui avait choisi de venir seule.

Il nous appartenait d’inventer notre soirée. Tout était à concevoir. Le sapin bien vert, avait été déjà rentré et chacun de nous déposait à son pied, bon nombre de cadeaux, divers et variés. Nous étions tous, en bons urbains, infectés du virus de la fièvre acheteuse. Travailler plus pour gagner plus et toujours consommer. Nos besoins toujours grandissants se répandaient comme des pesticides, nous faisant croire que nous vivrions mieux.

A grand pas, la nuit était arrivée, avait envahi le petit jardin devant la maison et s’était infiltrée dans la pièce. Plus le froid s’intensifiait, plus la nature se chargeait des décorations, en givrant les fenêtres, en faisant fructifier le houx et en parasitant les pommiers de guis.

Élise se mit à décorer la pièce et le sapin, tout en chantant à tue tête, la chanson de Barbara, des années 60 : « elle vendait des ptits gâteaux », rejoint par John avec sa voix de ténor et qui connaissait les paroles par cœur.

Cette amie, philosophe de 49 piges, était surnommée la Murène. Tout comme cet animal serpentiforme, elle ouvrait toujours sa bouche et il pouvait lui arriver de montrer les dents. Elle était de nature impatiente. Par contre sa volonté, la faisait réussir tout ce qu’elle entreprenait. Nous l’apprécions pour son intelligence vive et acérée. Élevée dans la banlieue parisienne, elle n’avait pas été prédisposée à travailler dans le monde parisien de l’édition. C’est notre amie, Constance Mallégal, amie d’enfance d’Elise, qui, à l’époque, comptable au Seuil, l’avait introduite dans le service de presse. Durant trois années, elle travaillait comme attachée de presse chez Grasset.

Elle s’entendait parfaitement bien avec John, qui lui, se mit au fourneau. D’allure très british, peigné en brosse, toujours tiré à quatre épingles, sa moustache le rendait espiègle. Tous deux usaient d’ un humour détonnant et leur différence les alliait plus qu’elle ne les séparait. Elle, très désorganisée, d’une extrême impatience, mettait jamais longtemps à se décider. Lui, presque maniaque, précautionneux, observait ses préparatifs avec un amusement, sans pour autant d’agacement. Il était très drôle et n’omettait jamais de la provoquer dans une extrême tendresse.

John avait été repéré un matin, dans un café, par Marie-Laure, amie d’Élise. Cette dernière n’eut pas grand effort à faire pour connaître ses coordonnées par la carte de visite qui chutait malencontreusement de la poche de ce Dandy. Elle pensait ne jamais faire le pas d’aller sonner chez cet homme qu’elle avait pris plaisir à observer, à travers le miroir envahissant du café dans lequel elle l’avait suivi. Puis un jour son audace l’a convaincue. Elle garda le secret de cette rencontre quelque temps, avant de présenter John à sa meilleure amie, Élise. Et c’est ainsi que John rentra dans notre groupe intime. Par contre, la relation qu’il entretenait avec Marie-Laure était « chasse gardée ». Elle-même restait très secrète. A chacun de pouvoir fantasmer à sa guise !

« J’en ai archi marre de tout ce cirque ! se surprit à crier, Élise. Regardez les ballons se dégonflent au fur et à mesure que je les scotches au plafond, et les guirlandes ne tiennent pas punaisées ! »

« Oh ma chère, la seule chose qui vous délasserait en ce moment, c’est mon pénis ! »

Cette phrase lâchée par John fit éclater de rire toute l’assemblée, surtout qu’elle s’adressait à celle qui semblait souffrir de frustration sexuelle près d’un mari bien trop sage ! John avait pris un accent posh et riait dans sa moustache tout en continuant de préparer la sauce tomate qui allait accompagner les Pelmini à l’aneth, recette russe qui me venait de ma grand-mère et que j’avais préparée avant de partir.

La réplique de John n’étonnait personne et surtout pas Elise, car nous le connaissions assez joueur sur ce plan là. D’ailleurs, il allait être plutôt à l’aise durant la veillée, se retrouvant le seul personnage masculin. Le charme de sa diction ne laissait personne indifférent.Il parlait lentement, comme si de parler le vidait de ses forces. C’était étrange.

Il nous confiait, à cet instant, qu’il avait l’impression de vivre dans une cage, dans le 15ème arrondissement de Paris, rue Sarasate, petite rue connue de tous, uniquement par la chanson de Charles Aznavour. Il expliquait détester cette impression que la rue l’envahissait sans cesse avec ses bagarres sur le trottoir, les coups de klaxon des chauffeurs de taxi impatients. Il était agacé d’entendre les bavardages insipides des jeunes cadres qui s’étaient remplis l’estomac de pizzas margaritas et de plats typiques mexicains. Il concluait en soupirant cette phrase qui nous livrait avec bon cœur :

« Comme je me sens bien dans cette maison, avec vous ! »

« Bonheur et joie partagés pour nous », lui répondis-je en maîtresse des lieux.

John était chef de projet pour les Cognac Rémy Martin, dont la direction était située dans le département de la Charente. Dans cette ville de Cognac très sympathique, il avait appris tout ce qu’il fallait savoir sur le Cognac et les vins fins. Il se mit à nous raconter une de ses journées type, qui commençaient par une séance de dégustation, le matin, se poursuivaient par des déjeuners avec cinq plats et cinq verres à vin, pour finir par des dîners au bord de la Charente ou dans une grotte sur les falaises dominant l’Atlantique. A la fin des repas, lui était servi du cognac qui avait cent ans d’âge ! Durant son récit passionnant, nous apprenions le b. à.- ba de la fermentation, de la distillation et de la nécessité du vieillissement de ce digestif qui pouvait aussi se consommer en apéritif.

Il était évident que le réconfort d’une présence féminine avec les innombrables flacons et boites de maquillage entassés dans la salle de bains, les fleurs qui achèvent de se faner dans un vase, les paquets de kleenex toujours en réserve dans l’armoire à linge, le rouleau de papier toilette gardé dans un coin, un petit plat délicieux dans le frigo qui vous tirera d’affaire un jour de pluie, lui manquait.

Dans un coin de la cuisine, les manches suffisamment retroussées pour laisser voir le tatouage fleuri sur son avant-bras, Olga préparait le bigos, ragoût au chou, plat traditionnel de la cuisine polonaise et servi généralement le lendemain de Noël. La base est du chou blanc fermenté, semblable à celui de la choucroute, accompagné de morceaux de viande et de saucisses, de purée de tomates, d’oignons, de miel et de champignons. Olga y incluait du porc fumé, du bacon, du bœuf, du veau et des saucisses. Elle assaisonnait le tout de poivre, de carvi, de baies de genièvre, de feuilles de laurier, de marjolaine, de piment, de prunes séchées, de vin rouge et d’autre ingrédients dont elle détenait seule le secret. Elle avait prévu qu’on dégusterait son bigos avec du pain de seigle et des pommes de terre. Les effluves que son plat nous offrait généreusement, venaient nous agacer les papilles et nous ouvrir férocement l’appétit.

Olga était une jeune architecte de Cracovie, vivant seule. Elle faisait partie d’un club de lecture et ses livres étaient ses amis. Une tristesse latente était perceptible chez elle, mais savait toujours saisir les bons moments.Nous savions qu’elle avait grandi avec le manque d’un père et aux côtés d’un mère institutrice. Cette belle blonde polyglotte, jouait au volley, faisait du skate board et du surf. Le seul défaut que je lui soulignais, était qu’elle fumait. Elle passait son temps avec des cigarettes à bouts filtres au bec. Comme tous les fumeurs, elle pensait, à tort, que le filtre réduisait les effets nocifs de la fumée de tabac. Or, c’est le contraire qui est vrai : bien que le filtre bloque une partie des particules de suie et de nicotine, la modification du mode de combustion augmente la formation d’importantes substances cancérigènes. Paloma, infirmière dans un service d’oncologie, ne se décourageait jamais de le lui rappeler, mais elle aurait pisser dans un violon, que l’effet aurait été le même.

C’était Constance qui se collait au dressage de la table à la française. C’était la plus créatrice et la plus fantaisiste de l’assemblée. Elle prit tout le temps pour une invention de décoration originale. Après avoir étendu une nappe en coton damassée, couleur marron glacé, elle étala au milieu de la table et tout du long, une bande de mousse fraîche qui sentait bon l’odeur des sous-bois. Elle y parsema des branches de houx et installa des chandeliers-bougies à intervalles réguliers . Elle soignait la présentation, prévoyant chaque verre pour chaque vin dont j’ avais fait la liste au préalable. Étant six, aucun des convives étaient face au vide. La vaisselle dépareillée créait déjà une ambiance créative qui nous allait bien. Et la forme et la couleur des assiettes, toutes différentes, énergisaient tout l’ensemble. La rouge carrée fut réservée à Elise, sûrement grâce à son côté fonceur et son caractère bien trempé, la noire rectangulaire à Olga, probablement eu égard à la tristesse latente qui se lisait sur son visage, la verte aux bords ciselés à Paloma pour rappeler son amour pour l’agriculture bio, la Jaune ovale à John sûrement pour le provoquer, ce qui marcha immédiatement puisqu’il fit cette remarque : « Bravo ! pour moi la jaune cocu !!! », la bleue bien ronde, constance se l’attribua et elle me réserva la grande blanche dentelée. Elle installa un surtout de table, qu’elle dégota sur le placard de cuisine et y déposa en plus de la salière et de la poivrière, des bougies de sa fabrication qu’elle installait dans des moules à muffins en papier, tous colorés différemment. Nous n’allions pas manquer d’éclairage indirect! D’autres bougies déjà en place dans la maison, se consumaient lentement, dégageant un parfum floral qui s’unissait harmonieusement à l’odeur de la fumée de bois. J’avais sorti pour l’occasion de belles et grandes serviettes damassées anciennes, blanches, ornées des initiales de mes grand-parents J P : Joséphine et Paul.

Constance avait le visage épanoui par un sourire extraordinairement chaleureux. Quelle tendresse ! Je dirais même, quelle classe ! Cette directrice de Banque, nous arrivait de Rennes. Elle était toujours au fait de l’actualité qu’ elle ne se privait pas de critiquer. Elle défendait souvent son point de vue, avec force et véhémence face aux arguments contraires de ses interlocuteurs. Elle pouvait se montrer Pitbull.

Elle regardait, de ses yeux clairs, Olga qui s’arrêtant un court instant de cuisiner, partit fumer tranquillement devant le pas de porte, n’hésitant pas à refroidir toute la pièce en laissant grand ouvert, avec un air parfaitement indifférent. Cette dernière ne voulait pas perdre une miette de tout ce qui se passait à l’intérieur, mais en même temps elle ne pouvait se priver de cigarettes. La Murène, qui n’avait jamais sa langue dans sa poche, qui recherchait à conserver la douce température dans la salle conviviale et qui était attentive au confort des autres, l’enjoignait immédiatement de bien vouloir fermer :

– « la lourde ! » invectiva-t-elle.

Olga s’exécuta immédiatement en sortant dans la cour.

« Quel irrespect et égoïsme ses fumeurs, je vous jure ! », s’exclamait Elise. Personne ne renchérissait sauf John qui rajoutait :

« La cigarette c’est un nichon à la nicotine, un besoin viscéral ! » Nous sourions à sa remarque qui lui ressemblait tellement.

Paloma, elle, continuait de s’habiller auprès de l’âtre. Elle n’aimait pas le froid. Elle enfila sur son grand pull une chemise blanche beaucoup trop grande pour elle et en remonta le col, avant de s’arranger les cheveux du bout des doigts pour les laisser pendre dans un désordre qu’elle trouvait séduisant. Elle mit son jean et chaussa ses tennis. S’approchant du miroir, elle commençait à se maquiller, et au moment où elle se noircissait les cils au mascara, elle surprit une quantité de paires d’yeux qui l’étudiaient de tous les coins de la pièce. Tous ces regards sur elle, à la fois, la fit éclater de rire.

Paloma avait vécu avec Alister mais en avait divorcé. Le couple n’avait pas eu d’enfant. Les enfants, elle s’en occupait beaucoup à travers les soins infirmiers qu’elle prodiguait à l’Hfme : Hôpital femmes, mères, enfants de Bron. Paloma aimait être reçue mais chez elle, personne ne rentrait. Elle gardait son intérieur privé et vierge de tout passage, qu’elle vivait comme intrusif. C’était une pure lyonnaise. Vivant à Montplaisir, elle passait beaucoup de temps chez ses grand-parents Villeurbannais depuis le décès brutal de son père, il y a trois ans. Les relations avec sa mère, catho de première, étaient souvent houleuses. Les partages avec sa filleule Charlyse, âgée de 6 ans, fille de sa meilleure amie étaient heureux et nombreux. Paloma était née en 1983 et n’avait pas voulu fêter ses 40 ans. Elle était une adepte des émissions de cuisine télévisuelles et avait grand plaisir à reproduire certaines recettes, que nous aimions bien déguster. Pour notre réveillon, elle nous avait concocté un tartare de dorade au fruit de la passion et comme c’était la reine des cocktails, elle nous préparait une Margarita orange sanguine tout en nous confiant la recette, que je vous livre, chers lecteurs : 32cl de Tequila, 16cl de Cointreau, 2 oranges sanguines, 2 citrons vers, 8 cl de sirop de sucre de canne et de la glace pilée. Elle prit grand soin de mettre les verres au frigo préalablement, afin de pouvoir givrer le bord au sucre pour un service exemplaire.

Paloma avait la critique facile sans jamais se remettre un tantinet en question. Elle vivait seule et s’accommodait bien des aventures d’un soir. Elle fréquentait très souvent les salles obscures et était très cinéphile, tout comme Constance, avec laquelle, elle débattait des films.

Tout se dessinait au mieux. Après avoir embrassé tous mes convives pour les assurer de mon bonheur qu’ils aient répondu favorablement à mon invitation, je m’installais à mon piano et me mis à jouer un morceau gai et enlevé : Heart and soul. La musique communiquait immédiatement des émotions à chacun. La sonorité puissante inimitable de mon Steinway, grâce à sa belle longueur de cordes, couvrait l’ensemble de l’espace . Sa présence majestueuse en rajoutait à l’esthétisme de la salle. Olga me réclamait de jouer « Mistral Gagnant » et avec joie je m’exécutais immédiatement.

John attrapant Paloma par la taille lança à toute volée :

« Cette musique rend ma bite explosive ! » Gros éclat de rire de nous tous et Paloma lui rétorquait :

« Assagis un peu ton exaltation, mon John! ».

Lui, avec toujours ce bon rire charmeur, toujours imbu de son rôle galant, alors qu’elle riait aux éclats, renversa souplement en arrière, la sportive qu’elle était. Paloma sans détermination pour échapper à son contact ni pour le préciser, se redressa avec une ineffable expression de triomphe simple, dans ses prunelles mordorées.

Une saine joie de vivre reconquérait toute l’équipe joyeuse que nous formions. L’atmosphère bon enfant qui s’installait me rassurait sur l’avenir de la soirée.

Constance qui était plutôt de nature placide et mollassonne, comme aimait à le souligner son amie Soazig, encouragée par la hardiesse de John, se crut autorisée à toutes les entreprises, à savoir celle de pousser la chansonnette de sa voie claire et d’oser quelques pas de danse. Ses mains plus libres de leurs mouvements, empaumaient sa belle chevelure mousseuse qu’elle fit virevolter et nous tous, encouragions ses émerveillements. Elle venait de se faire couler un expresso, boisson qu’elle consommait, à mon gré, en bien trop grande quantité. Paloma se mit à lui chanter la dernière chanson de Francis Cabrel, « Morceau de Sicre » et tout le monde repris le refrain en choeur : « mets un morceau de sicre dans ton café noir ».

Constance me sachant grand fan de Cabrel. me questionnait :

« Dune, sais tu à quoi ou à qui Cabrel fait référence dans sa nouvelle chanson ? »

« Oui, en jouant sur les mots il fait révérence à son grand copain Claude Sicre, célèbre musicien toulousain! », pouvais-je lui répondre.

Constance après mon explication se remit à danser de plus belle.

John qui ne laissant jamais rien perdre, eut envie de lui resservir la phrase osée, sortie de sa bouche et relatée par Soazig, amie de Constance, et qui en avait étonné plus d’un, venant de sa part.

« Plus de balayette dans le cul ma Constance si j’en juge ton aisance ! »

Encore l’occasion d’un bel éclat de rire.

Tout le monde se mit à évoluer sur le carrelage réchauffé, au son du piano qui fut vite relayé par des rythmes plus marqués diffusés grâce à la clef USB qu ‘Olga avait enregistrée pour nous tous. La musique latino prévalait et ambiançait chacun de nous. Les verres du bon breuvage réalisé par Paloma se vidaient très vite. John était en extase, il se déchaînait avec chacune, se rapprochant le plus souvent d’Olga, qui à un moment se mit à déclamer de la poésie italienne. Bien sûr il continuait de plaisanter. mais se sentant parfaitement à l’aise il se mit à la courtiser. Il se démena comme un beau diable et un rapport nouveau semblait naître entre eux deux.

C’était miraculeux de voir Olga tomber au creux des bras de John. Une longue rêverie venait de chauffer au soleil de nos fantasmes. La lumière de son pull over vert a éclairé toute la pièce, que la nuit froide laissait dans la pénombre. Nous les regardions onduler, mélanger leurs jambes, entourer leurs tailles de leurs bras impatients. Ils se livraient à des attouchements avec bonne volonté et je crois que notre curiosité les encourageait. John se sentait l’homme le plus puissant de l’univers. Il se mit presque à crier :

« J’ ai l’éternité devant moi, je te caresserai aussi longtemps qu’il le faudra ! » Olga réagissait comme si elle venait de vivre une victoire et sa pudeur capitulait devant les regards énamourés de John. Au-delà de toutes ses tendresses, de tous ses baisers, de tous les mots qu’elle osa prononcer, que lui restait-il pour captiver davantage son futur amant ? Elle continuait de danser, les reins cambrés, le bassin diaboliquement souple. John lui caressait sa longue chevelure blonde, fourrageant de ses doigts distraits dans les mèches nerveuses, les ébouriffant tendrement. Elle se serra davantage contre lui. Lui se mit à chanter du Sardou à tue-tête : « Je vais t’aimer comme on ne t’a jamais aimée, je vais t’aimer plus loin que tes rêves ont imaginé, je vais t’aimer, je vais t’aimer « …

Constance choisissait à l’instant de mettre le CD de l’envoûtant slow du groupe allemand Scorpions : « Wind of change », afin que les murmures des corps des deux protagonistes puissent continuer de s’exprimer. John devint bavard, intarissable, avec des termes lumineux et tendres. Ils ondulaient l’un et l’autre, comme sous le vent suave d’une traversée fantastique, les yeux élargis dans le noir. Rien ne pouvait les ramener à la surface, éblouis d’amour à se donner.

Nous les quittions pour aller s’asseoir autour de la table. Seuls les livres de la bibliothèque restaient leurs voyeurs. Après la fin de ce slow langoureux, Olga et John nous rejoignaient à table, tous deux vibrants et doux, radicalement métamorphosés. Olga relevait son beau visage serein gardant la main de John dans la sienne. C ‘est alors que ce dernier lança , comme s’il voulait réunir le groupe dont il s’était temporairement séparé :

« Alors vous croyez qu’elle va pouvoir arriver dans ma vie comme ça, sans crier gare, après tout le mal que je me suis donné pour retrouver un certain équilibre ? Il faut qu’elle sache que je suis un parachutiste qui tombe d’un avion sans parachute et que je suis un coureur de marathon engagé dans le plus grande course de son existence ! », finit-il.

 » C’est tout de ta faute! », trouvait à répliquer Olga.

« Mauvais coup du destin ! », concluait la Murène.

Comme si l’esprit de chacun restait engourdi, le groupe restait silencieux, paraissant cependant apprécier les gestes félins du nouveau couple se formant. Pendant ce temps-là, la chaîne hi-fi égrenait rêveusement une valse de Chopin et John vint me chercher pour exécuter avec lui ces quelques pas de danse.

Pendant ce temps-là l’assemblée oscillait entre le grand confort des canapés dans lesquels elle prenait goût de s’affaler et la convivialité de la table où chaque mets mis à l’honneur étaient dégustés de façon gourmette.

La soirée, la nuit tout entière se déroulaient dans une tendresse étonnante, avec des discussions toutes aussi passionnantes les unes que les autres, des morceaux de piano, des chansons, de la danse, des dégustations parcimonieuses de bons vins, de l’ouverture des cadeaux tous originaux, des embrassades à Minuit sous le Gui, le tout teinté de l’humour vibrant, dirigé certes, mais toujours respectueux et drôle de John.

Élise nous fit un discours assez édifiant sur la non bienséance de souhaiter « Bon appétit » avant le repas. En utilisant cette formule, nous expliqua-t-elle, nous supposerions que nos voisins de table seraient dépourvus d’appétit, ou encore que nous leur souhaiterions courage pour déguster le repas dont la qualité serait douteuse. Paloma, notre soignante, rajoutait que la politesse exige qu’à table, tout ce qui a trait de près ou de loin à l’anatomie devrait être passé sous silence. Or l’appétit étant l’inclination liée à une fonction naturelle, ayant pour objet le bien-être de l’organisme, « Bon appétit » reviendrait donc à souhaiter une bonne ingurgitation et un bon transit intestinal. La courtoisie ne saurait donc souffrir d’une telle suggestion.

Nous trouvions ces deux remarques assez cohérentes et John, comme on aurait pu s’y attendre, concluait rapidement la discussion par un « Bon appétit » sonore, rajoutant rigolard: « Il ne s’agit pas de mettre les pieds dans le plat, n’est-ce pas ? »

Chacun avait su ouvrir son cœur gonflé d’allégresse, au cours de cette insolite nuit de la Saint Sylvestre, rebondissant de surprise, de musique, d’amour et d’amitié. Après une telle densité de partages, peu de sommeil, un petit déjeuner somme toute assez copieux, des embrassades nous souhaitant les meilleurs vœux, il nous fallut nous résigner, à contrecœur, à nous séparer. Mais la nouvelle année débutait bien et chacun avait à cœur de la fabriquer avec brio.

Ce réveillon à six sera stocké dans le musée de nos mémoires.

Et Si seulement nos cerveaux avaient le pouvoir d’embaumer nos souvenirs, de les conserver intacts ! et là c’est la thanatopractrice qui parle.!

BONNE ANNEE et MES MEILLEURS VOEUX de la part de DUNE

Petit réveillon entre amis

par Soazig Le Bihan

 Incroyable ! Dix jours auparavant, Constance évitait de penser au réveillon du 1er de l’an qu’elle passerait seule. Les événements s’étaient précipités, ses deux nièces avaient annoncé leur venue, Olga venant de New York et Paloma de Lyon. Dune, relation récente de Constance qui partageait les randonnées et les sorties cinéma s’était greffée à leur trio et, en dernière minute, avait annoncé qu’elle ne pouvait laisser son petit ami John se morfondre à Paris. John prendrait donc le TGV pour Quimper le dimanche 31 décembre. 

Commençant à gamberger sur le menu de fête, Constance fut interrompue par la sonnerie de son portable. C’était Elise, la philosophe conférencière, sa meilleure amie, qui lui demandait : tu fais quoi au réveillon ? Elise, en froid avec son mari, serait donc la 6ème convive, venant s’attabler pour la Saint-Sylvestre dans le petit appartement quimpérois de Constance.

Plus on est de fous, plus on rit ! Ce patchwork de personnes très différentes, de la trentaine à la soixantaine en passant par les quadras, ces cinq femmes plutôt jolies autour d’un seul homme, cela ferait une soirée pas banale d’autant plus qu’ils ne se connaissaient pas tous. Un défi qui galvanisait Constance !

Le jour J, autour de la table basse, les verres de Vouvray scintillaient et Constance mettant ses invités à l’aise avait donné la règle du jeu : chacun se présente si possible avec un peu d’humour ! Je commence !

– Constance, 60 ans pile poil, virée de mon agence bancaire pour obsolescence programmée, mise au placard par mon mari qui a préféré une jeunette, je commence une nouvelle vie en compagnie de mon indélogeable verrue sur le menton.  On trinque et au suivant !

– Dune, toute de noir vêtue, les seins blancs et volumineux jaillissant presque du décolleté, les fesses rebondies moulées par le stretch de sa robe – un chirurgien brésilien avait-il opéré ? – n’y alla pas par quatre chemins. La quarantaine, professeur de hip hop, et follement amoureuse de mon chéri ! Elle se leva, se pencha sur John et à moitié cachée par sa chevelure luxuriante, lui roula une pelle ! Ça devenait chaud ! On trinque et au suivant !

– John dut s’exécuter. Tentant de garder son flegme malgré ses joues rougissantes, il prit sa voix la plus professorale : j’enseigne l’anglais au lycée Louis Le Grand à Paris depuis 20 ans, conservateur mais détestant Thatcher, j’adore Dune mais moins que ma tasse de thé du matin. Et je passe aux aveux : je ne suis pas british. Cheers and the next !

– Paloma et Olga résumèrent : toutes deux cousines et heureuses nièces de Constance. Paloma rajouta : et ma super cousine Olga parcourt le monde en avion pour son métier, architecte designer ! Olga agita sa main et leva sa jambe fine exhibant son pied chaussé de boots prouvant sa qualité de globe-trotter. Et rajouta aussitôt : Paloma fait le plus beau métier du monde en soignant les enfants leucémiques, j’admire ma cousine. Faisant sa timide, Paloma rabattit la capuche de son sweat sur sa tête et minauda d’une petite voix pointue, oui, c’est moi, l’infirmière !

– Au tour d’Elise qui s’étrangla en trinquant, hoquetant bizarrement sous les yeux rigolards de l’assemblée. Elle, l’universitaire d’habitude si maîtresse de ses émotions, intellectuelle froide et rationnelle, professionnelle du discours en public, voulut lâcher quelques mots malheureusement hachés par un hoquet qui ressemblait au braiement d’un âne. 

Le ridicule ne tue pas s’exclama Constance, vacharde. Allez, il est temps de passer aux choses sérieuses, à table ! 

Devant leurs assiettes, les invités salivaient, émoustillés par l’odeur de gratin et le dressage ingénieux des huîtres. Sur un lit de gros sel, chaque coquille étaient remplie de l’huître cuisinée, joliment dorée. L’entrée inventive tiendrait-elle ses promesses ? Oui… oui… c’était bon… mais chacun tentait de cacher sa déception. Le parmesan gratiné emportait tout. Le parfum iodé ? Evaporé. Le croquant du mollusque ? Disparu au profit d’une texture visqueuse dominée par le jaune d’œuf. Et aucune chance de laper l’eau de mer, suprême plaisir des amateurs de coquillages.

Constance bouillait, et d’abord contre elle-même. Quelle cruche ! Elle, la fine gueule, qui partageait l’avis mitigé de ses invités, savait bien qu’on teste une recette avant de la concocter pour un dîner de réveillon. Tout ça pour ça !

Les invités, bien échauffés par leurs six verres de Vouvray, étaient passés à la discussion politique. Paloma, écolo convaincue, avait suggéré d’aller jeter les coquilles d’huîtres à la mer, pour lutter contre l’acidité des océans, nocive pour la faune et la flore aquatiques. Qui avait ricané le premier ? Elise tenait sa revanche. Arrêtons tout de suite les gamineries, chacun son petit tri appliqué et sa bonne conscience alors que c’est au sommet de l’état qu’il faut agir ! John essaya de renchérir en pérorant, les solutions individuelles ne sont pas à la hauteur de l’enjeu, soyons stratégiques, attaquons la royauté, euh le régime, euh le MFI, non, le MIF… Le pauvre John ne supportait pas l’alcool. La tête dans un étau, il essayait d’attraper les mille idées qui fusaient dans son cerveau mais ne réussissait plus à en développer une. Il finit par rire en attrapant la manche de sa voisine, lui pinçant l’avant-bras à lui faire mal et conclut par un tonitruant : Et merde aux jeunes !

 Le ton montait. Dans le brouhaha des voix féminines -John était hors-jeu- la voix coupante de Paloma, piquée au vif, dominait. Elle alpagua Elise par son foulard de soie rose : ah bravo, Madame l’intelligence supérieure, Madame la donneuse de leçons, mais on ne peut pas dire que vous faites avancer le schmilblick. Vos conférences BCBG, votre critique toute mesurée et toute respectueuse du système, ce politiquement correct, de la merde, oui ! Et Paloma, rouge d’énervement, ponctuait ses insultes en tirant chaque fois un peu plus sur le foulard. Elise en sentait la pression sur sa glotte et voulant rétorquer, recommença à hoqueter. 

Constance se précipita au secours d’Elise, se prit une chaise dans les tibias, tomba, le menton contre la table basse. Lorsqu’elle releva la tête, sa verrue était explosée, de fins lambeaux de chair sanguinolente pendouillaient. Les deux chocs sur l’ossature, pourtant bien douloureux, firent tilt : au milieu de ses gémissements de douleur, elle eut l’éclair de génie de penser à son rôti et cria : le four, arrêtez le four ! Ça brûle !

Les convives horrifiés par l’idée d’être privés de filet de bœuf Rossini retrouvèrent d’un coup leur sang-froid face à la catastrophe imminente : les unes s’affairant en cuisine pour sauver le rôti et les cassolettes de légumes, les autres au secours de Constance, désinfectant et soignant la plaie. Puis les excuses fusèrent et redoublèrent, on était quand même entre gens civilisés. Constance avait repris la soirée en main. Elle se déclara ravie de l’incident, un mal pour un bien, car maintenant sa dermatologue ne pourrait refuser d’extirper ce qui restait de sa verrue et proposa : en attendant les douze coups de minuit, on joue au UNO ou aux cadavres exquis ?

Un réveillon philosophique,

par Psah

J’ai tout de suite décidé de refuser. J’ai d’abord cru à une blague, voire à une arnaque. Et puis je déteste les Réveillons.

Madame Elise Rollet sera ravie de votre présence pour le Réveillon du 31 – En petit comité – 17 rue de la Ferronnerie. Merci de bien vouloir confirmer.

J’ai déchiré le carton d’invitation. C’est qui, cette folle ? Je ne connais aucune Elise Rollet. Comment elle a eu mon adresse ?

Malgré tout, ça me disait quelque chose. Elise Rollet. Comme un nom connu pas connu. C’est agaçant de savoir qu’on devrait savoir. Une ancienne collègue ? Une actrice, choppée sans y prendre garde dans la liste d’un générique ? C’est agaçant …

Ça m’est revenu le lendemain. En tendant ma carte bleue au boucher pour payer ma bavette.

  • Elise Rollet ! La philosophe ! Vraiment ? Ça ne vous dit rien ? On la voit, parfois, dans des émissions de débat !
  • Oh, moi, vous savez, je regarde pas la télé. Ou, des fois, les émissions de variété.

Ça ne me dit pas comment elle a eu mon adresse. Ni pourquoi elle m’invite. Il est vrai qu’il m’arrive de coucher par écrit quelques réflexions personnelles, sur la vie, le monde, et leurs vicissitudes. Mais, n’ayant jamais poussé l’ambition jusqu’à les soumettre (« soumettre » : le mot, déjà, me fout en rogne !) à un éditeur ou une revue, il y a peu de chances qu’elles constituent le motif de son intérêt pour moi.

Et puis je déteste les Réveillons. Deux impostures en moins d’une semaine, ça commence à faire beaucoup. D’abord, tout le monde fête la naissance d’un mythe invraisemblable, auquel presque plus personne ne croit, à une date dont on est sûr qu’elle ne peut pas être la vraie. Et on enchaînerait par la célébration ( ?), au jour décrété il y a plus de deux millénaires (plus ou moins les arrêts de jeu) par un ex futur empereur Romain, d’un hypothétique « changement d’année », dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est infirmé par notre expérience directe ? La vaisselle sale laissée dans l’évier le 31 attend toujours qu’on s’y colle le 1er janvier. Les perdants de ce monde sont toujours à briquer les chiottes des heureux gagnants. Et les belles femmes continuent à réserver leurs charmes aux célébrités fortunées. Rien n’est plus semblable à la « nouvelle année » que l’ancienne. Pas de quoi s’époumonner à la « souhaiter » à chaque passant qu’on croise. Ni à réunir la veille au soir quelques faux amis autour d’un foie gras authentiquement fabriqué en Roumanie et d’un saumon fumé d’élevage saturé de plomb et d’arsenic.

J’ai repêché le carton d’invitation dans la poubelle. Quitte à s’emmerder, ça pouvait être marrant.

A quoi ça peut ressembler, une « philosophe » ?

La philosophie est le plus inutile des métiers. D’ailleurs, Voltaire ni Montesquieu ne comptaient sur leur art pour vivre, et Rousseau copiait de la musique : il en vivait très pauvrement.

Le maçon construit la maison qui vous abrite. Le plombier les canalisations qui l’alimentent en eau et emportent vos déchets, vous devez à l’électricien la lumière, comme la santé au médecin et à l’infirmière, etc. Nous rémunérons les métiers parce qu’ils nous servent : certains de manière plus obscure et discutable. Si nous croyons peu à l’utilité du professeur pour « transmettre des connaissances », du moins assure-t-il la garde de nos enfants. Nous soupçonnons bien le banquier de nous voler, l’avocat de nous mentir, l’ « homme d’affaires » de se soucier essentiellement des siennes, ces gens-là se font grassement payer pour les gains qu’ils permettent à un tout petit nombre. Les « exploits » du sportif n’apportent rien à personne, mais leurs performances stériles divertissent les foules de leur néant, par le rêve vaniteux d’être vainqueurs de quelque chose. Ainsi de l’artiste, les écrivains les plus creux recueillant justement les plus grands succès, en ce qu’ils protègent le mieux leurs usagers de toute réflexion.

Mais la philosophie ? Qui songerait à payer un casse-pieds décidé à nous infliger ses pensées ! Lorsque nous tombons sur un tel bavard, bien décidé à nous accabler de ses croyances et convictions, nous songeons plus à prendre la fuite qu’à sortir notre portefeuille. 

C’est là que l’ingéniosité mercantile des dispensateurs de théories fait merveille : en distinguant (toute la philosophie est d’abord affaire de distinction) l’or de la Connaissance de la boue de l’opinion. En nous persuadant de cette distinction essentielle.

Les épanchements complotistes de votre beau-frère lors d’un repas de famille ? Opinion. Donc quantité négligeable, la vôtre vaut la sienne, voilà qui augure de longues heures de controverse agaçante. Alors que les obscurs développements amphigouriques d’un Conférencier dûment estampillé « Philosophe » : Connaissance ! Substance précieuse qu’il revient aux heureux initiés de recueillir sans tarder, le salut de leur âme en dépend. Il n’y a que les curés, de toutes obédiences, qui fassent plus fort : eux, se fournissent directement auprès du Très Haut.

Le marché est tendu : la clientèle plus réduite encore que dans le secteur de l’Art (c’est en partie la même). Il faut jouer des coudes pour se tailler une place, émerger de la concurrence : il y a encore moins de postes à pourvoir que dans le star-system du football. Qui ne rêverait d’être payé juste pour parler ? Idéale sinécure : vivre de sa « pensée ». Remplir quelques gros livres, qu’à peu près personne ne lira, de ce qui nous passe par la tête, et voir son caddie rempli, ses factures payées, ses voyages financés … C’est dire si les places sont chères. N’est pas Philosophe qui veut. Sans quoi, tout le monde le serait. Il s’agit de dénicher les bonnes filières. Puis de jouer les bonnes alliances pour se garantir l’accès à l’une des très rares places (qu’on appelle « chaires ») au sein de l’Institution qui décerne le titre. On devient Philosophe par cooptation : il faut être Philosophe pour authentifier la philosophie. Là où le commun n’entrevoit que sornettes prétentieuses, discours inconsistants, affirmations incongrues. Défauts que dénonce aussi le Philosophe, mais uniquement à l’encontre des dépositaires des marques concurrentes. Le monde des Idées, c’est le marché aux poissons d’une ville portuaire, en plus violent, plus bruyant, plus meurtrier.

Et je suis sur le point de me trouver face à l’un des spécimens les plus spectaculaires de cette espèce. Elise Rollet a non seulement survécu à la sélection naturelle milieu universitaire, mais elle a su émerger, réussi à accaparer plusieurs des places prestigieuses de la profession : elle siège dans toutes sortes de Comités, Fondations, Cénacles de Recherche. Réussite ultime, elle s’est frayé un chemin jusqu’aux plateaux de télévision, en pleine lumière, publicité nourrissant, en un cercle vertueux, sa notoriété : on l’interviewe, on lui demande avec déférence son avis sur tout un tas de sujets. Elle s’est fait un nom. 

« Elise Rollet – 2e étage – 3e droite ».

Immeuble en pierre de taille, rue de la Ferronnerie, belle adresse, propre à confirmer la présomption de réussite. Un philosophe obscur, vivotant d’un salaire médiocre (il en existe aussi : la plupart. Il ne faut pas exagérer, non plus : la martingale ne peut pas profiter à tout le monde. Pour un chanteur milliardaire, combien de pousseurs de couplets dans les fêtes de village ? Il est déjà bien assez inespéré de pouvoir vivre de sa salive), peut se prévaloir d’une sorte de charme romantique : la pureté de qui se consacre entièrement à l’esprit. Mais le public prête à la réussite l’onction des dieux : celui qu’ils favorisent est forcément de qualité.

Je délaisse l’ascenseur enceint dans sa grille en fer forgé noir, cinématographique et rituelle, gravis le large escalier en marbre blanc, tiraillé par mes complexes vestimentaires : godasses Décathlon et blouson Atlas for Men. Je n’allais pas non plus me mettre sur mon 31, parce qu’on est le 31 : « vous n’aurez pas ma liberté de penser ».

Je reconnais que je viens pour en découdre. Je vais me la faire, la philosophe. Je me dis que j’aurais mieux fait de ne pas venir. Je sonne. Comme ça ne répond pas, je me dis que je me suis trompé, de porte, d’étage, de date, de vie ; qu’il est encore temps de repartir. Ça ouvre.

C’est elle. Je la reconnais bien. Nous nous sommes croisés sur plusieurs plateaux télé. Chacun de notre côté de l’écran : ce qui fait que je la reconnais mieux que l’inverse. Je ne sais pas ce qui est le plus frappant, dans le face à face avec la célébrité. Imaginez que vous preniez l’ascenseur avec De Niro. Ou Macron. Ou qui que ce soit que tout le monde voit tout le temps sur les écrans, et seulement sur les écrans. Est-ce le fait de vivre l’expérience que cet être de pixels existe aussi dans le monde matériel ? Ou que cette créature imaginaire, pour la première fois, vous regarde, vous, et vous voit! Vous vous donnez mutuellement réalité, en quelque sorte : vous lui conférez celle de la chair, quand elle vous adoube de celle de la notoriété. Regardé par quelqu’un de notoire, vous le devenez par transitivité : notoire à votre tour, donc notable. Ces gens-là « ont un nom ». Vous, jusque-là, faisiez partie des « anonymes ». Des aristocrates, on disait qu’ils « étaient nés ». Les autres, donc, étaient inexistants. Insignifiants. La foule des figurants.

  • Mais, entrez, je vous en prie, ne restez pas sur le palier !

Il y en a qui, face à quelqu’un de célèbre, tombent immédiatement en prosternation, baisent humblement la main, ou cherchent à recueillir un « autographe », une rognure d’ongle, une culotte utilisée : n’importe quelle sorte de relique du saint, quelque chose de matériel qui émane de lui, atteste de sa réalité, et donc, par contagion, de la nôtre.

Regard perçant, d’oiseau de proie, dont elle a aussi le bec avec son nez osseux, fin, et le port de tête, scrutateur, concentré. Visage émacié d’une sainte, ou d’une Carmélite : de qui est dévoré par la foi, consacre sa vie à une passion, l’y brûle. Elle me sourit, polie et indifférente, mais je ne fais pas le poids : je ne suis pas capable d’un tel sacrifice. Je saisis qu’elle doit sa position exceptionnelle à la folie qui l’engloutit, sa certitude de servir des valeurs qui la dépassent, et justifient tous les efforts. Elle me tend une main précise, désincarnée, et je comprends comment elle a pu trouver tout le temps nécessaire à rédiger tant d’ouvrages, thèses, projets, rapports de conférences et séminaires.

  • Par ici, je vous prie. Les autres sont déjà au salon.

Les autres ! J’avais fini par oublier leur interférence. J’aurais bien gardé Elise pour moi seul, tête à tête pensantes, duo amoureux ou duel ontologique. Mais il faudra faire avec la petite bande qui jauge mon entrée : notre Amphitryonne s’est-elle constitué une arène, en guise de divertissement sylvestre ?

Il y a : un dandy british ; une retraitée pas encore périmée ; une bombe aphrodisiaque plus qu’à demi dégoupillée ; une blonde polyglotte, qui donne envie d’être polygame ; et une ménagère de moins de quarante ans.

Qu’est-ce que je vais faire de toute cette ménagerie ? De toutes ces femmes ?

  • Oh, my God !

La blonde aux airs de Slave fixe sur moi des yeux horrifiés. Aurait-elle, télépathe, capté mes pensées ? Elle répète « Oh, my God ! » en se prenant la tête entre les mains, la petite dame tranquille se porte à son secours. Ça va, je n’ai quand même pas pensé une horreur, et je ne l’ai même pas proférée, l’idée m’a à peine traversé la tête (s’il faut se justifier de ses pensées, maintenant !), juste, voilà, ces cinq femmes réunies avec moi toute une soirée, et la plupart, sinon toutes, parfaitement avenantes, qu’est-ce que …

En fait, non, ce n’est pas moi qu’Olga regardait avec l’air d’avoir vu le diable. Elle pointe du doigt la cause de son indignation, et elle répète en boucle « Oh, my God ! » ; comme une invocation : ce sont les plateaux élégants, chargés de petits fours, que vient de déposer en silence une esclave philippine, après avoir traversé d’une démarche feutrée le salon bourgeois de cet appartement bourgeois. Œuvres contemporaines de bon goût parsemant les murs et lumières tamisées, rien qui traîne ou dépare, tout n’est ici que luxe, calme et volupté.

  • Comment peut-on oser encore servir ce genre de … ce genre de …

Elle ne trouve pas de mots assez forts pour exprimer son dégoût, son horreur scandalisée, au vu de toasts recouverts, de façon fort appétissante, à mon goût, d’une généreuse tranche de foie gras.

  • C’est ignoble ! Really ! Comment peut-on ? Quand on sait tout ce que ces pauvres créatures endurent !

Réactions variées. J’observe mes codétenus. Notre hôtesse arbore une mine contrite, elle murmure un « C’est vrai … Vous avez raison … Je n’aurais pas dû … J’aurais dû prévoir » ; la petite dame serviable, Paloma, entonne un mantra : « Allons … Allons. Ce n’est pas grave. Ça va passer. Respirez profondément. », tout en tapotant le dos de la victime de cette collision morale. Constance, la possible retraitée, a un rictus assassin : je l’entends chuchoter : « En même temps, un 31 décembre, quand on va chez des gens … On peut bien s’attendre à trouver du foie gras ! ». La bombe sexuelle s’en tape, elle a déjà enfourné au moins trois toasts, indifféremment de foie gras, caviar, ou d’une mixture verte. Dune, j’ai noté son prénom insolite semble bloquée sur pause dans un sourire extatique. Elle essaie vainement de capter l’attention de John, le British à moustache, dont je viens seulement de comprendre pourquoi il ne décroche pas le regard du mur du fond : je me demandais s’il y avait aperçu la Sainte Vierge, mais non : c’est son reflet qu’il contemple, dans un petit miroir, il y vérifie anxieusement la régularité de sa moustache, la rectitude de son nœud de cravate, ou le retombé de sa mèche. On va pas s’ennuyer, avec ces spécimens !

Olga s’est un peu calmée, elle a encore quelques sanglots, entre lesquels elle tient à nous expliquer le bien fondé de ses indignations :

  • Vous comprenez ! C’est trop horrible ! La Cause animale. Tout ce qu’on fait subir à ces pauvres bêtes ! Et à tellement, tellement d’autres !

J’ajouterais volontiers « Et à tellement d’humains, aussi », mais cette évocation de la cruauté universelle déclenche une nouvelle salve de larmes. Même Georges a arraché son regard du miroir, il a senti qu’il se passait quelque chose, s’est levé, il s’approche en répétant « Come on ! Come on ! », sans bien savoir encore de quoi il retourne.

Constance ne peut pas s’empêcher de rétablir un peu de bon sens : « Allons ! N’en faisons pas trop, non plus ! Il me semble qu’il y a des sujets plus graves … », et je devine que c’est une erreur : cette relativisation a le don de déclencher ce que je crois être d’abord une sirène d’alerte incendie, c’est Olga qui tire ce son du fond de sa poitrine et de sa révolte contre tant de barbarie : pas touche aux animaux ! Les Erythréens qu’on massacre, les réfugiés palestiniens qui croupissent, les fuyards Rohingyas génocidés par les bouddhistes, et de façon générale, l’immigré togolais que l’Occident des Droits de l’Homme exploite sur les chantiers ou dans les cuisines des restos branchés, elle s’en fout, c’est pas son sujet, pas sa Cause. Elle, sa spécialité, ce qui la branche, c’est le bébé phoque échoué, le cormoran mazouté. Elle fait dans l’éléphant braconné et la surpêche en Océan Indien. Il en faut pour toutes les banderoles.

Constance a eu tort. En esquissant le semblant d’une objection, elle a entrouvert les Portes de l’Enfer, donné à la Pasionaria de nos amis les bêtes une bonne raison pour déverser ses prêches et ses objurgations : nous ne comprenons pas, nous n’avons pas de cœur, et d’ailleurs le monde court à sa perte, les abeilles, l’extinction des espèces, nous sommes en Urgence Absolue. C’est l’Apocalypse, la Fin du Monde est pour cette nuit-même, on a bien fait de fêter cette ultime année.

Sur le fond, je suppose que tout le monde ici lui donne raison, mais c’est la disproportion hystérique de ses palinodies qui les rend risibles. Et la violence de son intransigeance morale, inquiétante : on a dressé des bûchers de l’Inquisition pour moins que ça. A chaque culte ses sacrifices expiatoires.

Elise, pour ramener un peu de détente dans cette assemblée surexcitée, nous propose de nous saisir de nos flûtes de champagne (j’espère qu’il n’y a parmi nous aucun Croisé des Ligues anti-alcool), qu’elle agrémente d’une petite dose de sagesse philosophique :

  • Il faut reconnaître que nous ne savons pas grand-chose de la souffrance animale. Le sujet est encore récent, jusqu’à peu on ne se souciait guère de ce que peuvent ressentir les animaux. C’est vrai que cela pose une question morale : avons-nous le droit d’infliger des souffrances pour la satisfaction de nos plaisirs ?
  • Exactement !, s’étrangle la volcanique Olga. Nous ne pouvons pas permettre une telle iniquité !

Visiblement, la question, elle y a définitivement répondu. Je ne peux pas m’empêcher de marmonner que ça va être compliqué pour la plus grande partie de « la satisfaction de nos plaisirs » … Une fois qu’elles se seront rendu compte que la majorité desdits plaisirs reposent sur l’inconfort, quand ce n’est pas la souffrance, de nombreux animaux, à commencer par ceux que nous sommes. Si on supprime tous les objets fabriqués dans des conditions pénibles, voire toxiques, tous les services et activités reposant sur la souffrance au travail, du portage de plats à domicile aux soins en hôpital, il ne va plus nous rester que le Hatha Yoga pour prendre notre pied.

  • Vous exagérez un peu … minimise notre Penseuse des quartiers chics.
  • Vous trouvez ? Vous avez parfois essayé de couler du goudron sur une autoroute à 40° ? D’exécuter les ordres d’un Chef dans une cuisine survoltée ? D’attraper un RER à cinq heures du mat’ pour briquer les bureaux des Messieurs d’une start-up ? De vous faufiler entre les voitures propulsé par la peur de trois minutes de retard dans la livraison de vos plats préparés ? Bref, le quotidien de ces millions d’ « invisibles » (pour qui détourne opportunément le regard) qui permet le confort des mieux nantis. La sueur et la souffrance sont les ingrédients de la plupart des plaisirs, dans toutes les sociétés et à toutes les époques.
  • Comme dit Madame Rollet …
  • Appelez-moi Elise, je vous en prie.
  • Comme dit Elise, je crois que vous exagérez, intervient Dune. Vous brossez un tableau très noir de notre monde. Il y a quand même, et je peux dire que j’en fais partie, des personnes qui sont fières et heureuses de faire ce qu’elles font. De s’efforcer de remplir au mieux leur tâche.
  • Je ne le nie pas. Ça n’empêche pas que des millions d’autres n’ont guère le choix, prennent ce qu’ils trouvent comme boulot, pour gagner leur croûte, quand on ne le leur impose pas, comme c’est le cas de ces innombrables prisonniers chinois, Ouïghours ou autres, pour que des « élégantes » puissent se pavaner dans de tenues « prestigieuses ». Et tant d’autres dans le monde, enfants, femmes assujetties, mineurs confinés dans des boyaux pleins de poussière, ouvriers aux cadences infernales …
  • Il n’a pas tort. Nous, je vois, dans l’hôpital où je travaille … « Souffrance », c’est peut-être un peu exagéré, mais il y a des jours … C’est pas tant le boulot en lui-même. C’est les conditions. On court dans tous les sens. On est obligés de négliger les patients, on peut pas rester à parler un peu, leur prodiguer l’attention dont ils ont besoin. De la souffrance, oui, ils en éprouvent. On en voit. Il y en a beaucoup qui tiennent pas. Dans le personnel soignant, je veux dire.
  • Mais tout ça, ça n’a rien à voir avec ce que je dénonçais !

Olga essaie de revenir dans la course. De remettre au centre de la scène l’horreur absolue du gavage des canards. De cause légitime, digne qu’on se mobilise, elle n’en voit qu’une : celles des bestioles à quatre pattes ou à plumes.

  • Moi, je parlais de la Souffrance Animale !
  • Moi aussi. Ça n’empêche rien, et l’un n’exclut pas l’autre. Je ne suis pas contre qu’on s’interroge sur notre droit à torturer des animaux quand ça nous arrange. Je remettais juste en perspective : des plaisirs qui reposent sur le mal-être de ces animaux que sont aussi les humains, il y en a à la pelle. Et ça me semble prioritaire à régler. Si ça peut l’être. Et ça m’étonne toujours : la mise à mort du taureau pour passer un bon moment autour de l’arène, ça m’inquiète, moi aussi. Mais …
  • Bonjour l’ambiance ! Merci de bien nous flinguer le Réveillon ! Tu parles d’une façon de s’amuser ! C’est ça, votre conception d’une soirée réussie ?

C’est Dune qui vient de craquer. Elle n’a pas tout à fait tort. Une fois de plus, je me suis laissé emporter. Mais c’est pas moi qui ai commencé ! Est-ce que je pouvais laisser Olga débiter ses clichés sans réagir ? Oui, je pouvais … On peut toujours se résigner à ne jamais répondre aux croyances des autres. S’en tenir au ronronnement des propos convenus, convenables. Et s’emmerder. Au moins, on a échappé aux commentaires sur la Rétrospective Nicolas de Staël ou la politique de Macron.

  • Madame est servie, vient annoncer la discrète Philippine, en ouvrant les deux battants de la porte.

En même temps, la musique de Saturday Fever sort de la salle à manger. On entend Dune hurler  » Ô, John ! You’re my heroe, know that ? « 

Nous nous retournons : le moustachu est monté sur la table, et il entreprend d’ôter un à un ses vêtements en se déhanchant d’un air lascif au rythme de la musique. Olga les rejoint, puis, après une hésitation, Constance et Paloma, et, en s’enlaçant, toutes se mettent à l’imiter.

Elise me regarde, les yeux brillants.

  • Vous avez le concept très vigoureux, je trouve !

Plus que pour un compliment, je prends ça pour une invite.

Nouvel an sablé,

par Christian Deschère

Olga lança à Paloma la rousse du groupe Franco de port : Trusth in me ! Elle s’était inquiétée de la disponibilité de Santa Pau, non loin de la Sagrada Familia au sein du complexe : Pire Mata, doté de salons feutrés, jadis réservés à des pensionnaires fortunés profitant d’une thérapie par l’art. Sommeil Art-Déco pour ce réveillon sans code mais avec « années folles ». Les six invitées dormiront ici sans flatteur. Élise, apprêtée, avait rejoint pour l’occasion Constance et Dune dans ce pavillon de chirurgie vitré, avec ses colonnes de marbre rose qui mènent à une salle de réception haute de 17m. La première, persuasive est bouclée, la seconde, callipyge est déjà « sur son 31 » et la troisième à tignasse mousseuse, tout aussi élancée. Les trois sans impatience attendent. Olga est dit-on, de retour de la Reus au Sud-Ouest de Barcelone, au-delà de Tarragone dont les plages évoquent la chevauchée de Raphaël Alberti : « Au galop du cheval aux quatre hermines » que chante Ibanez. Tout s’organisa, privatisé une semaine, autour de ce beau dortoir à la voûte ornée d’un damier vert et blanc que chacune admirait. Seule l’inconnue « discrète et avisée » se faisait attendre. Aux dernières nouvelles, elle était accrochée aux basques d’un certain John Becon, amplifiée en « Ziggy ». Théorie des valeurs ou non : Nous l’appellerons Désirée. Olga souhaitait qu’elles séjournent dans ce centre pour transcender la nouvelle année. Il offrait, selon elle, la possibilité d’accéder ainsi à différentes réalités dans une atmosphère sensible. Pour se reconstruire ou se mirer, ou mieux : se perdre dans un visage. Elles arrivèrent simultanément. Olga pâle, sur un skate-board aux couleurs vives en robe noire qui lui donnait l’air d’une Walkyrie survolant le parking. Et, entre les battants de la porte d’entrée, notre « Désirée » brune et lente, sous truffes de psilocybine ? La Chevrolet Biscayne 1958 retenue, attendait sagement ses clientes pour les mener jusqu’au Palau Musica lieu des festivités. Ce 31 décembre 2023 : Slavonic dances de Dvoràk et Sleeping beauty de Tchaikovski par l’Orquestra simfonica del Vallès dirigé par : Isabel Rubio pour débuter la soirée. Chacune des invitées ayant un certain goût pour le savoir et celles qui s’y adonnent, sans l’étaler, applaudirent ce choix. Telle une volière effarouchée, elles s’engouffrèrent à six au signal dans le vaste taxi qui prit, une fois le coffre fermé, la direction d’Urquinaona (la gare). Au grand dam du chauffeur elles parlaient toutes en même temps, évoquant leurs fréquentations passées. A l’avant sur une fesse, Olga profita d’un moment de calme du taxi voulant se garer sur la droite, masquant l’angle au chauffeur en coinçant « Désirée ». Ce qui lui fit faire une embardée. Il ballotta l’aréopage qui poussait des cris surfaits. Fausse calme, Olga harangua ses comparses en rappelant : « Demain flamenco en Masterclass, mais ce soir, Bernstein et Sullivan » aussi insista la spécialiste des raves. Tapas et Tapiès avec guide dans le Bari Gotic (catalan) le surlendemain, vers Avingrada Diagonal en direction du port, au Sud… Le Palau Musica de l’intérieur occupa toute leur attention, ne sachant où porter le regard. Soudain l’accord du violon annonça l’arrivée de la cheffe. Silence et pénombre se révélèrent et firent cesser les causeries… Un bis Strauss family acheva ce concert. Elles sortirent charmées. Allèrent à pieds vers l’établissement retenu par la slave en grande conversation avec Paloma, s’esclaffant des piccolo facétieux de Dvoràk. Le groupe se divisa. L’un devisa sur Miro au Monjuic. Chacune rayonnait à sa manière sous un ciel scintillant. Décrochait tour à tour, puis revenait à la conversation lancée ou reprise, abandonnée jusqu’à l’entrée du Shilling, feu l’armurerie d’avant 1900. Paloma cheveux nus, pantalon aux plis irréprochables, châle sur une veste noire, sac berlingot… Élise, sac fourre-tout, près de Dune portant un sac gibecière. Toutes deux capées qui marchaient d’un pas altier, marquaient l’attaque du talon sur le pavé. Louve à l’arrière, Olga menait sa meute drapée, attentive à tout incident. Changée en caban-Pantalon noir évasé sur lainage bleu-gris, capuche de coton blanc masquant ses yeux trop clairs encadré de cheveux blonds, Baskets et sac toilé. A l’écart « Désirée » cherchait le regard des hommes, Constance celui des femmes… En activation passive devant la façade, elles restèrent un temps coites, suspendues aux odeurs, maquillées de stupeur. Étonnées à l’idée de partager cette semaine en commun. Le temps pour Olga de vérifier la réservation malgré la foule. A son retour elle les entraîna à sa suite, comme si la mer s’ouvrait sur son passage, jusqu’à un salon en retrait au bout d’un long boyau. Là se tenait affable Carlotta, debout, tout de cuir vêtue, petite avec des yeux noisette, fine noiraude au sourire coruscant. Elle les accompagnerait sur un copieux programme… « Sangria pour toutes Mesdames ?», lança le serveur accouru, le corps fendu comme un matador, veste courte brisée à la taille, le cheveu plaqué aux odeurs d’agrumes. Il pivota rieur à les bousculer en direction du bar. « C’est ma tournée », acheva Olga plutôt portée sur le thé. Résonna alors un « Olé » d’approbation. Les présentations allaient bon train, les deux meneuses se relayaient. La Sangria et les mises en bouches mâchonnées. L’élixir alternativement vidé, poussait à écouter l’accent mâtiné d’anglais de la guide évoquant le peintre qui ferai l’objet d’une visite d’atelier ; solidifiant l’air, cadençant les respirations. Se trouver là, par le hasard d’une volonté-paillettes à vibrer aux mêmes mots, acquiesçant mûrement le grave comme l’empreinte d’Antonio peintre engagé, participait du miracle de l’instant présent. Manger avec ses doigts constituait la parenthèse irrésistible pour enflammer ce nouvel an. Champagne dans l’élan ! Claquement vif de mains, chants a cappella et percussion flamenco, façon Zapateado (claquettes) sous la table. Comme l’« artiste en pleine aventure » émancipé, elles existaient voluptueuses au pays de Cervantès. Entre les flonflons et leurs atours à cette heure blanche, elles passèrent du rire aux larmes, surtout lorsqu’elles apprirent le sort de : Eva-Maria, Hayate, Belèn, Natalia et Nina, premières victimes de douze féminicides, crimes de ce décembre noir espagnol, fin 2023. Vamos a la playa proféra Olga. Faire chorus de leurs émotions fut un chemin chamboulé jusqu’au sable sous la lune, proche du ressac. Singulier rempart sans amertume ! Le patchwork coloré de leurs silhouettes, alliant le blanc au noir, au rouge, au vert ou au bleu, s’évanouissait au contact du sombre d’une mer noire. Ces feux-follets semblaient se chercher dans la nuit placide, à s’en gargariser comme un peintre.

Avec ou sans enfants?

par Karin Wyn

Paloma était devenue riche. D’un coup, sans qu’elle s’y attende, un héritage était tombé du ciel : trois millions d’euros… et cinq frères et sœurs. Plus exactement, cinq demi frères et sœurs.

Un soir de juillet, alors que le jour déclinait dans un dégradé de mauve, que quelques oiseaux se disputaient la bande-son nocturne avec les envolées de klaxons lointains, que les odeurs d’épices s’échappaient du restaurant indien du coin de la rue, Paloma avait trouvé dans sa boîte aux lettres une convocation chez un notaire parisien. Elle avait d’abord cru à une arnaque ou une blague de mauvais goût mais après s’être enquis par téléphone de ce dont il retournait, elle avait appris que son père, qu’elle avait tant chéri, n’était pas son géniteur. Et celui qui lui avait transmis son ADN l’avait aussi partagé avec cinq autres enfants. Grand seigneur, l’homme défunt leur léguait maintenant toute sa fortune d’industriel, à défaut d’avoir un jour donné de sa personne et de son temps pour partager des moments avec sa progéniture. Paloma avait eu du mal à digérer cette découverte, qui avait donné lieu à une dispute d’anthologie avec sa mère : comment celle-ci avait-elle pu lui cacher une chose pareille ? D’autant plus que Paloma peinait à imaginer sa mère ayant une relation hors mariage. Les insultes avaient fusé, hurlées dans les aigus et sans aucune retenue : bigote de pacotille, cul-bénite mon cul, raclure de bénitier… Depuis, elles ne se parlaient plus.

Paloma était allée à Paris, s’était soumise au test ADN, avait signé les papiers, et fait la connaissance à cette occasion de ses demi frère et sœurs : Constance, Elise, Dune, John, et Olga. Tous avaient une histoire semblable à la sienne : leur mère était tombée sous le charme de cet homme qui s’était enfuit dès l’annonce de la grossesse. Et tous partageaient la même silhouette fine et élancée, ainsi qu’un regard clair, intense et pénétrant.

Lors de leur première rencontre, ils avaient manifesté l’envie de se connaître davantage et rendez-vous avait été pris pour le réveillon du 31 décembre, chez Paloma qui, contre toute attente, avait proposé de les accueillir.

***

Il était 19h et Paloma avalait les marches deux à deux pour atteindre son palier. John et Constance étaient déjà là.

– Désolée, j’ai été retenue au boulot, souffla-t-elle.

Aucun souci, c’est nous qui sommes en avance, on va te filer un coup de main, proposa John.

Tout est prêt, j’ai passé ma journée d’hier à cuisiner. Laissez-moi juste le temps d’une petite douche.

On peut visiter ? cria Constance en direction de la salle de bain où Paloma se déshabillait déjà.

Bien sûr, installez-vous, faites comme chez vous.

Son invitée ouvrit la baie vitrée coulissante pour examiner le quartier depuis le balcon. Elle allait rentrer au chaud lorsqu’elle entendit vrombir un puissant moteur. Une Mustang GT, aussi noire, élégante et rapide qu’une panthère, dardait ses yeux perçants sur l’asphalte craquelé de la rue. Le bolide stationna devant l’un des garages de l’immeuble et la pénombre revint. Deux longues jambes s’extirpèrent de la voiture. Olga leva les yeux. Apercevant Constance au balcon, elle lui adressa de grands signes.

– Quel étage, cria-t-elle ?

Quatrième.

Olga disparut sous le porche et Constance rentra l’accueillir.

Quelques minutes plus tard, ce furent Elise, son mari et leur fille qui arrivèrent.

Constance ne put s’empêcher de remarquer :

– On n’avait pas dit juste entre nous, sans les enfants ?

Les enfants ? Sympa pour moi. Enchanté, je suis Paul, le mari-enfant d’Elise.

Celle-ci fit les présentations, expliquant avec aplomb que les amis qui les hébergeaient avaient une gastro et avaient dû annuler le réveillon prévu avec Paul et leur fille Marilou.

Mais j’ai apporté une bûche glacée supplémentaire ! triompha Elise, coupant court à toute remarque sur la contagiosité de la maladie de leurs amis.

Paloma, sortie de la douche, les invita à se rassembler autour de la table pour l’apéritif. Toasts de foie gras sur pain aux figues et verrines avocat-crevettes. Classique mais fait maison avec des produits choisis soigneusement par Paloma. Elle s’apprêtait à déboucher le Champagne.

On n’attend pas Dune ?

– Inutile, elle doit encore être dans les bras d’un client, rigola John.

– Arrête avec ça, se fâcha Olga. Pourquoi t’es-tu mis dans la tête qu’elle était escort girl ? Ce n’est pas parce qu’elle est restée évasive sur son activité professionnelle qu’il faut en déduire ce genre de chose.

C’est vrai ça, ironisa Elise : pas d’adresse, pas de profession, à peine un nom de famille, on ne sait rien d’elle. Moi je la verrais plutôt… espionne pour la mafia russe !

Tu déconnes ?! On est mal, là ! s’esclaffa Constance.

– Ce n’est pas parce qu’on s’appelle Marinokov qu’on est Russe, releva Olga.

– Peut-être est-elle dans la Marine ?… ou mannequin ? réfléchit Marilou.

Ou Touareg dans les « dunes » du Sahara !, la taquina son père en formant les guillemets avec ses doigts.

La sonnette retentit.

Ah ! Notre mystérieuse sœur arrive enfin, lâcha John.

Tous les regards se tournèrent vers la porte que Paloma alla ouvrir. Ce n’était pas Dune, mais un homme hirsute, aux yeux rougis, qui semblait déjà avoir commencé à arroser la nouvelle année.

Pardon de te déranger Paloma, fondit-t-il en larmes en se jetant dans ses bras. Il était l’amour de ma vie et il vient de me larguer comme un malpropre, je suis effondré, laisse moi me jeter par ta fenêtre.

Alistair, calme-toi. Viens donc partager notre repas, après tu seras plus lourd et ta chute n’en sera que plus spectaculaire. Allez, entre, j’ajoute un couvert.

Avisant l’assemblée, Alistair se redressa et tenta de se recomposer une attitude plus digne.

Je vous présente, euh… mon ex-mari, Alistair. Il n’a plus de compagnon, plus de réveillon et visiblement, pas de fenêtres non plus.

Aaaahh, un enfant de plus !,s ’exclama le mari d’Elise, tout sourire, brisant le silence de mort qui s’était abattu dans l’appartement.

Les conversations reprirent, incluant le nouveau venu. Il fut très vite à l’aise : dans un premier temps, il se lança dans de grands débats philosophiques avec Elise, puis il entama une longue critique de l’Education nationale avec John. Cela sembla beaucoup l’apaiser.

Paloma avait mis une musique lounge en fond, le champagne pétillait sur les langues, tout le monde avait l’air de se sentir bien.

C’est bizarre, Dune n’est toujours pas là ?

Je viens de lui envoyer un message, informa Paloma en rapportant de la cuisine une entrée de Saint-Jacques poêlées accompagnée d’un velouté de poireaux au fumet délicat qui mit tout le monde en appétit.

– Kein stress, on va commencer, ça la fera peut-être arriver.

Pendant le diner, on échangea sur les activités professionnelles et de loisir de chacun, apprenant ainsi à mieux se connaître. On s’interrogea sur le dernier film qu’on était allé voir, ce qu’on avait prévu pour les prochaines vacances. Il fut aussi beaucoup question de cuisine, de recettes à se damner, de plats mémorables, réussis ou complètement ratés…

C’est quand même très français, ça, de parler de nourriture quand on est en train de manger, fit remarquer Olga, qui enchaîna sur la littérature.

Le temps passait, Dune se faisait toujours attendre, et Alistair semblait avoir totalement oublié ses envies suicidaires. Il conversait gaiement avec John en le mangeant des yeux. Paloma l’interrompit pour lui demander son aide en cuisine. Une fois seule avec lui, elle entama l’air de rien :

Alors, il te plait mon repas ?

– Évidemment, tu es la meilleure cuisinière du monde, j’adoooooore tes petits plats, déclama-t-il en faisant le pitre avant de la prendre dans ses bras.

Tu sais que mon frère n’est pas au menu?, se dégagea-t-elle.

– Oh non, tu me brises le cœur. Même pas en supplément dessert ?

Arrête au moins de le draguer aussi ouvertement !

– Pourquoi ? Ça a l’air de lui plaire.

En effet, ça me plait, c’est tellement bon Paloma, la complimenta Paul en faisant irruption dans la cuisine, les bras chargés d’assiettes vides.

Paloma se retint de rire et mit le plateau à fromage dans les mains d’Alistair.

Et le mari d’Elise là, il ne t’exciterait pas ?, lui chuchota-t-elle en le renvoyant au salon d’une tape sur les fesses.

On débouchait de nouvelles bouteilles lorsque la sonnette retentit à nouveau. L’assemblée poussa en chœur un grand « aaaahh » alors que Paloma se précipitait vers la porte.

La déception fut à la hauteur du « ah » lorsqu’apparut sur le palier un homme d’une cinquantaine d’années qui trépignait et semblait fort en colère.

– Je cherche le connard qui s’est garé devant mon garage, attaqua-t-il. Ce ne serait pas un de vos invités ?

La connasse vous voulez dire ?, réagit Olga. Pas sûr que sa voiture bouge d’un iota, elle roule à la politesse : bonsoir, auriez-vous l’amabilité de, je vous remercie…

Bougez vot’ caisse ou je vous refais la portière !

– Faites ça et je porte plainte, bondit Olga.

Oh oh oh, on se calme, intervint Alistair en se levant à son tour. Auriez-vous l’amabilité, chère Olga, de me prêter vos clés, je me ferais un plaisir d’aller déplacer votre joujou.

– Hors de question !

Mais Alistair avait capté le regard d’Olga vers ses clés, qu’elle avait posées sur le guéridon de l’entrée. Il jaillit, se saisit du trousseau, et tira malicieusement la langue à la jeune femme en lançant :

Attrape-moi si tu peux !

Bousculant le voisin interloqué, il descendit la cage d’escalier quatre à quatre, Olga sur ses talons.

Il hurlait comme un gosse en riant « Tu m’attraperas pas, tu m’attraperas pas ». Alors qu’il amorçait le virage du deuxième étage, il se tordit la cheville et son élan l’envoya rebondir sur les marches. Il dévala l’escalier à pleine vitesse et, telle une boule de billard, réalisa un strike fracassant, faisant voler en éclat la baie vitrée du palier suivant. Olga, horrifiée, se précipita au rez de chaussée, avec à sa suite Paloma et ses invités alertés par le raffut.

Alistair gisait dans les buissons, gémissant de douleur.

John avait déjà son téléphone à l’oreille, en train d’appeler les secours. Paloma s’agenouilla précipitamment à côté d’Alistair et commença à l’ausculter d’un geste assuré. Elise le couvrit avec un manteau qu’elle avait eu la présence d’esprit d’emporter.

Le froid vif intensifiait les bruits de la rue et, au milieu de toute cette agitation, on entendit bientôt des talons se rapprocher à pas serrés. C’est sur ces entrefaites que Dune fit son apparition.

Je tombe bien, on dirait.

– Pas aussi bien que ce jeune homme, fit remarquer Constance, pince sans rire, avant de se lancer dans le récit de la mésaventure.

John, qui n’avait pas perdu le nord, interrogea ensuite sa sœur :

Au fait, pourquoi arrives-tu si tard ?

M’en parle pas, vive la SNCF ! Mon train a été retardé, j’ai cru qu’il n’arriverait jamais. Comble de malchance, j’ai oublié mon téléphone portable à l’agence, donc pas moyen de vous prévenir. Heureusement, j’ai une mémoire visuelle et j’avais retenu l’adresse de Paloma. Mais une fois arrivée à Lyon, j’ai eu beaucoup de mal à m’orienter sans application de transport ni GPS. C’est qu’on est vraiment perdu maintenant sans ces bestioles connectées !

Ah. Et tu travailles dans une agence de quoi ?, demanda Paul l’air de rien. Elise lui jeta un regard noir avant que Dune ne réponde :

Je suis directrice d’une agence de mannequinat à Paris. En plus, on a eu une prise de vue qui s’est éternisée cet après-midi. Bref, je suis contente d’être arrivée et de vous retrouver.

Paloma revenait de son appartement avec les manteaux et quelques toasts pour Dune quand les secours débarquèrent. Le gyrophare bleu se reflétait par intermittence sur la façade de l’immeuble et deux pompiers couraient déjà dans leur direction. Alistair fut soulevé, déposé sur une civière et conduit à l’intérieur du véhicule.

– Je les suis, cria Olga qui avait récupéré ses clés et fini par déplacer sa voiture. Qui monte avec moi ? On va poursuivre les festivités à l’hôpital, youhou !

Paul proposa d’emmener le reste de la troupe, et quelques instants plus tard, un cortège hétéroclite composé d’une ambulance de pompier, d’une voiture de sport et d’un monospace familial se mit en branle.

La petite troupe attendit longtemps à l’accueil des urgences avant d’avoir des nouvelles d’Alistair. Paloma et Olga sortirent fumer, l’une un joint léger, l’autre une cigarette bout-filtre, et furent bientôt rejointes par Constance, Dune et John. Au loin, ils entendirent des voix beugler le décompte : 5, 4, 3, 2…

Alistair nous attend !, cria Elise en courant vers eux.

BONNE ANNEE ! , lui répondirent ses frère et sœurs, ainsi que l’écho de toute l’agglomération lyonnaise.

– Bon, on le fait chez qui le prochain 31 ?

Chez qui vous voulez, mais… avec ou sans enfants ?!

Et leur année commença dans un grand éclat de rire.

Marie Surgeon,

par Jean-Luc Dormoy (l’impromptu)

J’ai croisé Marie la première fois à Combray. Sa silhouette n’était pas remarquable, son attitude pas arrogante, bref apparemment banale. Mais quelque chose a laissé mon regard fixé, et alors j’ai compris : son sourire. Il exprimait la sérénité, la gentillesse, l’empathie, bref n’était recouvert par aucun masque, de ceux que la plupart des gens se créent pour rendre la vie plus supportable. Je devais sourire aussi, un peu interloqué sans doute, car j’ai gardé mon regard sur elle ; mais je n’ai pas dû paraître insistant, car lorsque nos regards se sont croisés, son sourire s’est élargi. Cela arrive de rencontrer un ou une inconnue, et d’échanger des sourires. Un artiste à Berlin avait mis cela en scène, et emballant un immeuble de lettres d’amour que les passants étaient chargés d’écrire. On entrait dans le bâtiment, prenait une des chaises, feuilles de papier et stylo à disposition, et on commençait sa lettre. Une fois le sujet trouvé, cela allait tout seul, jusqu’à l’inévitable respiration, et alors on croisait un regard d’une personne dans le même état mental ; le sourire était inévitable, chargé de l’expression des hormones et pensées amoureuses que nous avions provoquées par le jeu. Une réussite.

Ici c’était une réussite sans le truchement d’un jeu.

« Bonjour ! »

« Bonjour ! »

« Pardonnez-moi, ne voyez pas d’offense, j’ai simplement vu votre sourire, et cela m’a fait sourire en retour. »

Elle rit. Elle trouve la scène joyeuse, cela colle avec sa personnalité aux émotions directes.

« Bon, qu’est-ce qu’on fait ? »

Je regarde le café en face de la rue – nous sommes près de la gare. « Un café et on bavarde ? »

Elle rit de nouveau, puis me regarde un moment.

« Pourquoi pas ».

Lorsque l’on parle à des gens que l’on rencontre pour la première fois, mais avec une introduction favorable, c’est fou ce qu’on peut dire sur soi. Des choses qu’on n’aurait pas dites à un intime, voire à son ou sa meilleure amie. Même des choses qu’on ne se dit pas explicitement à soi-même.

C’est comme ça que j’ai découvert la vie de Marie.

Marie travaillait à cette époque dans une compagnie de cars locale. Elle faisait office de secrétaire, mais la société étant petite, et comme elle était plutôt débrouillarde, elle faisait aussi office d’administratrice informatique, de gestionnaire des factures et des commandes, et assurait les relations avec les clients – surtout les difficiles ou les mal polis. Bref elle ne se débrouillait pas mal. J’appris ensuite qu’il y avait une histoire plus complexe derrière cela.

L’autre partie de sa vie c’était son garçon Steve. Quinze ans, au lycée, un garçon gentil avec qui elle avait de bonnes relations, avec peu de secrets – croyait-elle – et qui se comportait bien au lycée. Ce garçon elle l’avait eu avec un Monsieur qu’elle avait aimé, et qui l’avait quittée un soir sans prévenir, alors que son fils n’avait pas deux ans. Le Monsieur était originaire de Côté d’Ivoire, Steve était donc métis. Marie sortit une photo presque tout de suite. « Il est beau hein ?! ».

Effectivement il était … beau. Tellement beau qu’on pouvait l’imaginer mannequin ou acteur, enfin un métier où il faut un éclair en plus d’un physique d’exception. Il avait aussi l’éclair dans les yeux. Ça ne demandait qu’à s’épanouir, la mue de l’adolescence allait faire sortir un sacré papillon de la chrysalide. Espérons qu’il ne finira pas avec des épingles dans le corps.

J’étais un peu bouche bée.

« Il s’est déjà fait appeler « négro » à l’école ; mais il a des copains avec qui il s’entend bien, alors ensemble ils passent dessus, ils se tiennent chaud. »

Décidément la douceur est toujours proche de la déchirure dans cette famille.

« En fait j’ai eu un autre homme dans ma vie. Kamel. Il était technicien en automatismes industriels. Il était venu dans notre petite ville pour une grosse entreprise qui voulait installer une usine. Il devait voir s’il pouvait embaucher des ouvriers capables de faire tourner l’usine, elle devait être assez moderne. Ça avançait bien. Plein de gens étaient contents, il y aurait du travail. Mais d’autres gens ont protesté, en disant que cela allait polluer, faire du bruit, augmenter le trafic, amener des camions … Certains ont même dit que l’école allait se dégrader. L’usine n’aurait pas pu trouver tout le personnel dans la région, alors ils auraient fait venir des gens d’ailleurs. Comment seraient-ils ? Les opposants ont fait des pétitions, même une manifestation. Il y avait aussi les Parisiens qui ont des résidences secondaires, qui étaient les plus virulents. Le Maire était embêté, il avait d’abord soutenu le projet. Mais finalement il s’est rangé derrière les protestataires. Une enquête a émis un avis défavorable, c’en était fini du projet. »

« Kamel avait le regard doux, et il aimait bien Steve. Steve l’aimait bien aussi. Nous nous aimions bien, j’aurais voulu continuer, même après l’arrêt du projet d’usine. Mais Kamel a dû partir avec le projet abandonné. Il aurait pu rester, mais ils lui ont proposé une promotion. Loin. J’aurais bien aimé qu’il reste quand même. »

J’étais de plus en plus étonné que cette femme me livre ainsi sa vie, sans malice. Je ne lui avais rien dit de la mienne, elle ne m’avait d’ailleurs rien demandé. Elle avait besoin de dire, probablement.

Derrière la vitre un train passa. « Il y en a encore quelques-uns. » Le bar n’était pas vide, mais pas plein non plus. Une musique de variété rock passait, le volume pas trop fort, heureusement. Le patron faisait cliquer ses verres, il était désœuvré.

Marie était dans la bonne quarantaine, peut-être 45 ans. Elle pouvait séduire plus d’un homme. Taille moyenne, corps souple, de l’énergie maîtrisée sans brusquerie.

Quand elle s’était penchée pour me montrer la photo de Steve, j’avais eu l’impression de sentir la noisette. C’est terriblement indiscret de connaître l’odeur de quelqu’un, normalement cela prépare à l’amour. Nous n’en étions pas là ; nous n’en serions pas là. « Et vous ? » « Oh moi je suis un grand-père vous savez. Vous voyez bien. »

Elle ne dit rien, juste un petit sourire. En plus elle a du tact.

« J’ai beaucoup voyagé », dis-je comme un tout petit aveu sur ma vie.

« Je suis allée en Italie, une fois. C’était avec une copine, on faisait du camping. Elle était terrible, elle s’est tapé tous les gars qui passaient. Une fois il y avait un groupe de Danois. Ils étaient sympathiques. Deux d’entre eux parlaient un peu français, les autres parlaient anglais, mais nous nous ne le savons pas. Ça ne les a pas empêchés de rester avec nous. Ma copine a dû tous se les faire. Sauf un, c’était moi qui l’attirais. La dernière nuit avant de partir, je l’ai fait venir dans ma tente. C’est quand même bête de ne pas s’aimer quand on se plait bien et que ça n’engage pas. Ce n’était pas mon premier, mais ça a été très bien, très doux. Quand je suis revenue, j’ai reçu après quelque temps un livre sur Copenhague. Il avait dessiné mon portrait. Il me laissait son adresse. C’est bête, je ne lui ai pas écrit, même si j’avais écrit en français il se serait débrouillé pour faire traduire. »

Surprenant, mon chocolat chaud est bon ; je ne m’attendais pas à cela dans un petit café sans prétention. Peut-être une recette de grand-mère survivant à la pratique du cafetier.

Marie aussi est le nez dans son thé, et dans ses souvenirs.

« Vous avez besoin que je vous ramène quelque part ? Ma voiture n’est pas loin. »

« Non merci je vais rentrer à pied. »

« J’ai une voiture aussi, mais elle est au parking. J’ai une panne, le garage m’a demandé 800€, tout ça pour une carte électronique. C’est trop cher pour le moment, j’attends un peu ; je vais peut-être trouver une autre solution. »

« Ce qui serait bien c’est que mon patron m’accorde une augmentation. Ou une prime. » Je la vois pensive, presque intrigante. « Il m’a déjà accordé une prime ».

Un blanc, puis elle reprend.

« Monsieur Skoblar, mon patron, est gentil, mais son fils est un con. Une fois, il était ivre, il est venu dans mon bureau, et il a commencé à m’insulter en me pelotant. « Tu aimes les queues bronzées, mais as-tu déjà essayé une queue bien blanche ? » Je lui ai dit d’arrêter, et j’ai crié. « T’es pas une sainte ! Ton rejeton il est pas venu par l’opération du Saint-Esprit ! » Heureusement Monsieur Skoblar est arrivé. « Josip, vas-tu la lâcher petit con ? Va-t-en ! Va voir si tes tuiles sont bien accrochées ! ». Le fils de Monsieur Skoblar est couvreur. » 

Couvreur…

« Monsieur Skoblar m’a demandé de ne pas divulguer l’incident, et surtout de ne pas aller à la police. Alors il m’a donné une prime. »

« Ha ! Combien, la prime ? »

« 200 €. »

« Ha ! »

« C’est mieux que rien ; et puis Josip n’est pas revenu m’embêter, même s’il me lance des regards noirs quand je le rencontre. Ses copains non plus n’aiment pas les immigrés.

La femme de Monsieur Skoblar était française, elle est morte il y a une dizaine d’années. D’après Monsieur Skoblar sa famille lui a reproché d’avoir épousé un Yougo ; toutes ces misères auraient précipité sa mort. »

« C’est en souvenir de sa femme qu’il m’a embauchée, m’a-t-il dit. Tant qu’il est là et que l’entreprise fonctionne, je devrais garder ma place. »

« Avant j’étais mieux payée, je travaillais à la pharmacie. Je servais les clients. J’en connaissais beaucoup, et je surveillais qu’ils n’avaient pas des médicaments incompatibles. J’ai surpris le médecin commettre des erreurs. Surtout avec les vieux, ils vont voir plusieurs médecins, et ne disent pas ce qu’ils prennent. J’avais bien appris, à force, quand j’avais le temps je lisais des livres de pharmacie, des revues. J’aimais bien ce métier. »

« Mais certains clients ont commencé à se plaindre à Madame Homais, la pharmacienne.  C’étaient surtout ceux qui n’aimaient pas Steve, ou que je me sois mis avec Kamel. Ils disaient que si Madame Homais me gardait, ils iraient à une autre pharmacie, même s’ils devaient prendre la voiture. Vous savez ce que c’est qu’une pharmacie : on y vend des médicaments, mais ce qui rapporte le plus ce sont les cosmétiques, les huiles, les produits homéo, tout ça. Et les clients qui protestaient étaient ceux qui dépensaient le plus. Alors Madame Homais a cédé. Elle m’a donné une petite indemnité, mais elle m’a aussi menacée si je n’acceptais pas de me licencier pour faute grave. Dans une pharmacie, c’est facile à monter, même si ce n’est pas vrai. »

« Pourtant elle n’était pas foncièrement méchante, Madame Homais, mais elle était triste depuis le divorce avec son mari, le Conseiller Général. Il faut dire que comme homme à femmes, celui-là… »

Son regard tombe sur l’horloge de la gare. Elle me touche la manche. « Il faut que je m’en aille, Steve va rentrer, il faut être là avec les ados, pour leur éviter des bêtises. »

Elle se lève pour partir.

« Nous restons en contact ? » demandé-je. Mais elle se rhabille et s’apprête à filer. J’ai une carte dans la poche, je la sors, la lui tends. Elle hésite, puis la met dans la poche de son manteau sans la regarder, et s’en va.

Je suis comme deux ronds de flanc.

Autopromotion (assumée…)

Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais Noël approche. Alors, j’ai décidé, une fois n’est pas coutume, de me faire un cadeau : un peu d’autopromotion pour mon dernier roman, « Karim Vandenbroucke, histoire improbable », n’ayant pas pour ce faire le concours d’une maison d’édition de renom.

Il y en a quelques dizaines d’exemplaires qui circulent, je le sais. Les Editions du Net me tiennent informé du nombre d’exemplaires vendus et je connais aussi le nombre de ceux que je vends directement.

J’ai plutôt enregistré, avec satisfaction, des bons retours sur le fond et la forme, mais aussi des reproches – fondés – sur les erreurs typograhiques qui parsèment le bouquin. J’ai sans doute manqué de vigilance, mais, que voulez-vous, je suis un écrivain débutant.

D’ailleurs, la première critique reçue, début août, d’un ami avocat lillois, Pascal Cobert (à qui j’adresse mes plus plates excuses parce que je dois encore finir de relire le manuscrit qu’il m’a confié et que si je ne le fais pas, il m’en voudra à mort), portait en partie là-dessus : « J’ai lu et je suis… vaincu. J’ai pris énormément de plaisir à te lire. Chapeau l’artiste! Dommage qu’il y ait tant de coquilles (Je suis maniaque). Toutes mes sincères félicitations. »

Pas mal quand même pour une première critique, non?

La deuxième, aussi inattendue qu’élogieuse, est venue d’Occitanie, sur l’excellent site web « Dis-leur! », sous la plume d’Alain Rollat éminent journaliste, qui fut directeur-adjoint du Monde, qui est toujours écrivain, et qui commente ainsi mon roman, sous le titre « Futuriste! » :

Hier, dans sa vie antérieure, Jérôme Daquin était journaliste. Il exerçait son métier à l’AFP, la célèbre Agence France Presse, pourvoyeuse planétaire d’informations rigoureusement vérifiées.
Aujourd’hui, dans sa vie de retraité hyperactif, Jérôme Daquin anime des ateliers d’écriture auxquels participent, en Occitanie comme ailleurs, beaucoup d’amoureux de la littérature buissonnière, celle qui se moque de toutes les convenances et qui mélange à plaisir les genres parce que, pour ses praticiens, écrire est avant tout un jeu.
Et il arrive à Jérôme Daquin de relever lui-même les défis qu’il lance aux autres quand son atelier d’écriture propose aux participants d’improviser des histoires dans le cadre de thèmes imposés.
Il y a donc fort à parier que L’Histoire improbable qu’il vient de publier a été produite par un atelier d’écriture dont le thème, imposé par ses soins, devait être à peu près celui-ci : “Écrivez le scénario d’un polar dont l’action se situerait en 2044, quelque part en Europe, dans un univers géopolitique et sociétal inspiré par Michel Houellebecq et dont le héros principal pourrait être incarné par l’acteur Jean Dujardin…”

Si tel était le défi, il est parfaitement réussi. Cette Histoire Improbable, sous-titrée Roman-fiction d’un cauchemar européen, mériterait un label hollywoodien à la française. Michel Houellebecq adorerait le paysage imaginé par Jérôme Daquin.

Nous sommes donc en 2044. L’Union européenne est en état de décomposition avancée. Son siège a été transporté à Strasbourg par un Emmanuel Macron qui est l’un des rares présidents à y croire encore. Celui-ci exerce encore son pouvoir monarchique parce qu’il a fait modifier la Constitution pour obtenir le renouvellement de son mandat avant d’abolir l’élection du président de la République française au suffrage universel pour confier la responsabilité de choisir le chef de l’Etat à “un aréopage de crânes d’œufs”.

L’ONU, elle, a déménagé à Bruxelles qui n’est plus la capitale de la Belgique car la Belgique n’existe plus depuis que les Flamands ont proclamé leur indépendance. L’OTAN existe encore mais la guerre en Ukraine, sans vainqueurs ni vaincus, s’est terminée par un accord entre Washington et Moscou qui gèrent ensemble cette “semi-démocratie” dont le territoire a été neutralisé.
La Chine, de plus en plus fâchée avec l’Occident, a banni l’usage de l’anglais des discussions internationales et n’accepte que l’usage du mandarin. Les pays africains l’ont imitée pour exiger l’usage de leurs propres idiomes, ce qui pose à tous les autres pays la question du recrutement massif d’interprètes introuvables.
Et ce nouvel Ordre du monde est très perturbé par les activités criminelles d’un pseudo “Califat de Flandre” dont les mercenaires, sous couvert d’islamisme, font régner la terreur dans les eaux de la Manche à partir des anciens camps de réfugiés de Calais et d’ailleurs.
C’est dans ce paysage géopolitique que Jérôme Daquin installe son héros principal dans un rôle taillé sur mesure pour un Jean Dujardin. C’est un as des services de renseignement français qui surfe comme Brice de Nice sur sa routine professionnelle et son désert sentimental.
Son job consiste à observer les activités terroristes des pirates islamisés écumant la Manche depuis un QG de surveillance installé dans un ancien blockhaus allemand. Il s’appelle Karim Vandenbroucke, natif de Roubaix, fils cadet d’un couple de cht’is convertis à l’Islam.

Lui se moque éperdument de toutes les religions mais son grand frère, Wassim est un pervers narcissique, délinquant notoire, qui camoufle ses trafics sous un vernis intégriste et qui a obligé leur petite sœur, la belle Houria, à épouser un néo-nazi sadique avant de la vendre comme esclave sexuelle à des “fous d’Allah”.
Son problème personnel à lui, Karim Vandenbroucke, c’est que l’amour de sa vie, Iza Chane-Xui, une gracieuse anthropologue eurasienne, s’est brusquement volatilisée. Elle a disparu au cours d’une mission en Chine, chez les Ouïghours musulmans…
L’intrigue est habilement construite, le récit vif, sans fioritures, le suspense assuré, le savoir-faire journalistique de l’auteur très efficace. Jérôme Daquin s’amuse et régale. On lira son Histoire improbable avec plaisir parce qu’elle est moins prétentieuse qu’un roman de Houellebecq mais beaucoup plus divertissante.

La troisième critique m’est parvenue sous la forme d’une lettre de Gérard Héligon, un ami de toujours, journaliste du côté de Montbéliard. J’en publie ici de larges extraits.

« Salut, Jérôme,

Je viens de terminer ton Karim Vandenbroucke, que j’ai absorbé d’une traite, ou presque. Le nom du personnage principal, associant deux origines différentes, m’a d’emblée fait penser à Aldous Huxley, qui met en scène dans Le meilleur des mondes des héros à l’identité hétéroclite, Mustapha Menier, Darwin Bonaparte ou Benito Hoover, qui évoluent non pas dans le meilleur mais dans le pire des mondes, comme dans celui que tu as entrevu pour l’an 2044. Il y a fort à parier, d’ailleurs, que l’on n’attendra pas cette échéance pour vivre des moments comme ceux que tu décris….
Alain Rollat, dans le petit mot sympa qu’il a consacré à ton roman, a raison : on imagine tout-à-fait Jean Dujardin (physiquement, on ne voit personne d’autre pour l’incarner) dans le rôle principal. On retrouve également, comme il le dit, un peu de Houellebecq dans les références à l’islamisation de l’Occident. Je ne supporte pas Houellebecq, le personnage comme l’écrivain (j’ai détesté son Soumission, histoire aussi improbable narrant également un cauchemar européen, où il verse dans une facilité et une avalanche de poncifs insupportables de la part d’un écrivain que l’on décrivait comme un possible nobélisable). En plus, dans la plupart de ses bouquins, La possibilité d’une île notamment, ses personnages se font faire des
« gâteries » (je dis ça pudiquement) toutes les deux ou trois pages et cela finit par être lassant…
Bon, il y a ce point commun d’un scénario avec l’islamisme en toile de fond et c’est le seul. Mais je préfère Daquin à Houellebecq…
C’est un bel hommage, non ?
J’ai retrouvé le Jérôme que je connais depuis cinquante ans (…) au travers des petits clins d’oeil qui parsèment le roman. Dunkerque, évidemment et Malo-les-Bains (…) ; on croise un Virapin de la Réunion ; on fait aussi une escale à Gillot (que l’on appelle aujourd’hui aéroport de la Réunion – Roland-Garros) et on descend jusqu’aux tristes archipel des Kerguelen, célèbres pour sa population d’éléphants de mer. (…)J’ai lu cette histoire improbable avec grand plaisir. Cela ressemble parfois à de l’AFP dans la narration des faits. Ce n’est pas un reproche, bien au contraire, cela apporte un ton et un environnement de réalité à la fiction et aux personnages imaginés qui s’y insèrent. J’ai bien aimé, aussi, les citations qui ouvrent chaque chapitre, et notamment celle-ci :
« Ce n’est pas le locataire du 6e étage qui est anti-fasciste, c’est le fascisme qui est anti-locataire du 6e étage ». Elle m’avait échappé dans le film (magnifique) d’Ettore Scola.
Voilà, j’ai moi aussi passé une journée particulière plus un bout de nuit en compagnie de Karim Vandenbroucke, Oscar Himmlaer, Houria et compagnie. D’habitude, quand je fais des cauchemars, ils n’ont rien d’européen. Cette fois, si. »

N’en jetez plus ! Commencé-je à m’écrier intérieurement (parce que c’est pas le tout d’écrire, mais il faut aussi savoir s’écrier de temps en temps), quand m’est parvenue une quatrième critique, d’un ami journaliste qui vit du côté de Toulouse, Agostino Pantanella :

« Quand le lecteur referme l’ultime page du dernier roman de Jérôme Daquin, il doit souffler de bonheur. Malgré la guerre en Ukraine, les exactions du Hamas, la vengeance d’Israël, qu’il est doux de vivre en 2023, chez nous mais aussi en Belgique. Il faut dire qu’en 2044, dans peu de temps quand-même, les relations internationales sont à leur paroxysme, proches de l’enfer.
L’ Histoire improbable que nous raconte, Jérôme Daquin, au travers de son héros Karim Vandenbroucke, est terrifiante et, peut-être pas, si impossible que l’auteur peut le croire. Figurez-vous, que dans une vingtaine d’années, la Flandre belge est devenue un califat. Et sans rien dévoiler de l’intrigue, ne voilà-t’y-pas, que les deux grosses dictatures que sont la Russie et la Chine viennent au secours de la France et de l’Europe pour remettre le monde en ordre de marche. Le récit de l’auteur est tout aussi glaçant qu’amusant. Le chapitre consacré aux îles Kerguelen, transformées en prison à ciel ouvert, est extraordinaire. Ce qui est dans ce roman, c’est que les méchants ne vivent pas trop longtemps, une ou deux pages sans plus, sauf le psychopathe Himmlaer qui trouvera Karim sur son chemin. Dans ce roman, il y a plein de trouvailles, ce n’est pas du délire, ni de la folie c’est juste le regard d’un romancier qui se projette dans l’avenir qu’il redoute si la société ne change pas de fusil d’épaule. C’est drôle, c’est sanglant, c’est inquiétant, c’est aussi le monde sauvé par les femmes, les Amazones d’aujourd’hui. N’hésitez pas à lire ce roman, en Normandie, dans l’hôtel
 » L’abri côtier » qui semble avoir amusé Jérôme Daquin. Quand on referme, le livre, on se prend à espérer :  » Et si Quentin Tarantino en tirait un film ? »

Voilà pour les quelques critiques écrites qui me sont parvenues. Et je les accepte non sans fierté. S’il y en a d’autres, je me ferais un plaisir de les publier ici. En attendant, comme je vous le disais plus haut, c’est bientôt Noël, et je trouve que mon roman serait une belle idée de cadeau.

Karim Vandenbroucke, Histoire Improbable. Roman-fiction d’un cauchemar européen, Jérôme Daquin, Les Editions du Net, 182 pages, 17 €.  Vous pouvez le commander chez votre libraire (c’est la meilleure méthode), sur le sire de l’éditeur (https://www.leseditionsdunet.com/) ou sur les plateformes.

Un réveillon à six

Merci de votre patience, vous les quatre contributrices et les deux contributeurs. En effet, je suis cette fois encore plus en retard qu’à l’accoutumée, mais cette fois j’ai un excuse (partielle) : la tempête du 1er novembre qui s’est traduite pour moi par les emmerdements – passez-moi le terme – suivants : panne d’électricité pendant deux jours, (alors que j’avais baissé les volets de notre maison finistérienne à cause précisément de l’alerte « rouge vents violents » : impossible de les relever le matin, faute de jus), plus quelques pannes sporadiques les jours suivants, impossibilité de faire ne serait-ce que des courses le lendemain des arbres arrachés barrant les routes des environs, panne d’internet pendant près d’une semaine. Deux jours dans la pénombre, donc, sans café, sans eau chaude, sans lecture vraiment possible, et même pas de téléphone. Vive la technologie ! J’ajoute à cela le recensement des quelques dégâts subis par notre maison et le jardin qui l’entoure, et la déclaration à l’assurance. Je vous passe les détails, mais je peux juste vous assurer que quand le vent flirte avec les 200 km/h, non seulement vous passez une très mauvaise nuit, mais que le lendemain, quand vous mettez le nez dehors et que vous retrouvez votre jardin « coiffé comme un dessous de bras », si j’ose dire, ça n’a rien d’un réveil romantique.

J’aurais pourtant tellement mieux aimé vous décrire le superbe périple que ma compagne et moi avons effectué au Maroc en septembre, mais ce sera pour une autre fois… peut-être.

Revenons à notre atelier et à ce qui vous attend, vos textes, que vous trouverez à la suite, n’étant que la première partie de notre atelier. Touyes et tous connaissez bien le personnage que vous avez décrit. Ne faites pas vos timides, c’est vous qui les avez créés. J’ai raison, non? Alors voici la suite de la proposition d’écriture : vous connaissez tellement bien le personnage que vous avez créé qu’il vous invite cette année au réveillon de Nouvel an, en compagnie des cinq autres personnages quio vous sont présentés ci-après.

Il vous reste à imaginer le lieu du dit réveillon, son ambiance et toute une foule de détails qui passent par vos cinq sens (j’en rappelle la liste car il y en a toujours qui en oublient : vue, ouïe, toucher goût, odorat), mais aussi le comportement de votre personnage qui sera pour le coup maître (ou maîtresse) de cérémonie et l’attitude des cinq autres personnages dont vous allez faire la connaissance en lisant les contributions des autres participants.

Il n’y a aucune limite à cet exercice, de grâce lâchez vous et donnez nous entre autres à rire ou à pleurer, même si, comme le disait feu Pierre Desproges : « Le rire n’est jamais gratuit : l’homme donne à pleurer, mais il prête à rire ».

Donc, une fois digéré ce réveillon – ça peut prendre un certain temps – il faudra nous le décrire, disons pour le 31 janvier 2024.

Voilà, chers contributrices et contributeurs, ma façon toute personnelle de vous souhaiter un bon début d’année, et une bonne année toute entière d’ailleurs.

Constance Mallégol, par Soazig Le Bihan

Nom et prénom suggèrent une personne placide voire mollassonne, toute en rotondité ; c’était en tout cas l’idée que je m’en faisais avant de la rencontrer. Grossière erreur, c’est une femme, grande et mince, sèche, un peu raide sur ses longues jambes. Le visage est fin, auréolé d’une belle tignasse de cheveux châtain et mousseux, parsemée de fils blancs. Les yeux sont clairs, les sourcils joliment arqués. Le nez aquilin un peu cabossé ne dépare pas ce visage bien symétrique. Elle dégage du charme, si l’on fait abstraction de la verrue bien plantée sur la droite du menton. Dès qu’elle prend la parole, la voix claire et nette, le timbre posé, le débit rapide suggèrent un cerveau bien organisé. Dans les échanges et les discussions, elle n’est jamais prise au dépourvu, manifestement cultivée, au fait de l’actualité et n’hésitant pas à donner son avis qui peut être clivant. 

Constance était directrice d’une agence bancaire à Rennes et n’en dit pas plus sur sa vie professionnelle. Retraitée ou en recherche d’emploi ? J’hésite à lui donner un âge, 55 ans ou plus, jusqu’à 65 peut-être ? Dans son pantalon en lin jaune moutarde et ses baskets de cuir mordoré, son pull noir mettant en valeur sa taille fine, elle arbore le chic décontracté d’une femme qui cherche à rester jeune. Allez, on parie sur 60 ans, pas encore l’âge de la retraite et en recherche d’emploi puisque manifestement, elle a actuellement beaucoup de temps libre et participe activement à notre groupe de randonneurs et cinéphiles, ne ratant pas une occasion de nous retrouver au café, au ciné ou sur les sentiers côtiers. 

Nous bavardons de tout et de rien, le ton reste en général léger et superficiel. Constance nous surprend quelquefois par ses expressions décalées : « kein Stress » revient souvent ainsi que « Demerden Sie sich ». Une fois, elle nous a scotchés. Discutant vivement au portable, elle a clamé bien fort « Et je l’ai bien baisé. Dans le cul, la balayette ! ». Devant nos mines ahuries, elle s’est à peine excusée, ruminant sa détestation du quidam incriminé. Ses écarts de langage sont rares et nous surprennent d’autant plus.

Elle consomme du café à outrance, bien sucré. Après la première gorgée, elle fait souvent une petite moue de déplaisir, rajoute du sucre et touille vigoureusement la mixture. Le jugement tombe, ce n’est pas 100% arabica. Elle détecte le moindre assemblage avec robusta dont le goût âmer lui déplait fortement. Lors de repas que nous partageons, elle mobilise goût et odorat pour déguster les plats et laisse tomber son commentaire, souvent peu élogieux, en soupirant. Moins centrés sur nos assiettes, nous défendons le cuisinier mais elle sait décortiquer les saveurs, les textures, les mélanges hasardeux et nous nous rangeons, bien obligés, à son avis de fine gueule. 

Et une fois encore, notre petit groupe est resté interloqué. Cela se passait au Réveil-Matin, café bien connu de Landerneau. Un marginal sans âge est entré, mal rasé, cheveux hirsutes, habillé de bric et de broc, avec son sac en plastique à la main. Il a demandé un café, nous a regardés. Lorsque Constance a croisé son regard, elle s’est levée, l’a serré fort dans ses bras, lui a parlé à voix basse, l’a embrassé. Puis elle est revenue à notre table, le visage fermé. Sans commentaire nous a -t-elle dit.

Dune MARINOKOV, par Christiane Martin

Dune MARINOKOV, brune aux yeux verts, une quarantaine d’années, a un physique de mannequin, la silhouette élancée d’une danseuse. Avec une taille fine bien marquée, cette femme callipyge a une élégance remarquable. Sa morphologie est assez classique, épaules plus étroites et hanches larges, mais une certaine disgrâce dans son visage. Une trop grande distance existe entre son nez et sa bouche. Cette disproportion donne un caractère presque simiesque au bas de son visage. Sa grande bouche aux dents blanches régulières, aux lèvres pleines, plates et comme écrasées, sourit d’un sourire étrange. Tout en elle : sa bouche, ses yeux, le port de sa tête; l’épaisseur de sa chevelure, a une provocation et une sollicitation. Un charme aphrodisiaque sort d’elle, s’attaquant et s’attachant à l’autre sexe. Elle dégage le désir. Une tentation sensuelle s’élève naturellement et involontairement de ses gestes, de sa marche chaloupée, du moindre de ses mouvements. Ses yeux semblent toujours luisants de passion même si son regard peut être, certains jours, froid et prédateur. C’est une fille d’un type un peu bestial mais superbe, possédant une énergie sexuelle particulière et naturelle. Ses doigts fins délicats, nourris, laissent voir des ongles ovales, vernis sobrement, très soignés qui révèlent des mains féminines dominantes, qui portent chance. A elles seules, elles transmettent à l’autre, une belle image de sa personne. Sa luxuriante chevelure épaisse, brune, bouclée, dénouée, véritable rivière ondoyante, s’épandant sur ses fines épaules, descend sur sa chute de reins et en rajoute au pouvoir âpre de sa mystérieuse séduction.

Pour revenir à son sourire étrange, il peut être persuasif, prometteur, radieux et rassurant. Il a quelque chose de férocement sensuel et la plupart du temps exprime un amusement. Comme elle parait faire le choix du bonheur, elle l’inclue forcément dans ses réflexes. Il lui permet de se libérer d’émotions négatives et d’entrer forcément en contact avec l’autre. A chaque sourire, son cerveau libère des endorphines, qui agissent sur elle comme anxiolytique, antalgique et relaxant, me dit-elle.

Son regard parfois doux, parfois glacial, effronté, énamouré, ensorcelant, épanoui, dominateur est parfois dubitatif. Il part souvent vers le bas, ce qui m’indique qu’elle se parle à elle-même. Il faut beaucoup de temps pour lire dans ce regard et pour percé son intérieur. Seuls les plis autour de ses yeux en disent long et sont de bons indices pour déceler son humeur.

Elise Rollet, par P. Sah

Elise Rollet, 49 ans, est Philosophe : non seulement elle a réussi à en faire profession, une référence sur la place, bardée de diplômes prestigieux, Docteur à 26 ans, fondatrice ou responsable d’innombrables fondations, comités, instances de recherches, mais elle est même dans le top five des philosophes médiatiques, et la seule femme. Régulièrement invitée d’émissions culturelles (elle ne se gaspille pas non plus, choisit avec soin les plateaux où elle accepte d’intervenir), elle publie, outre ses essais théoriques, dans plusieurs titres de la presse nationale. D’une intelligence vive et acérée, elle s’est fait une réputation de compétence et de sérieux.

Elle a habilement recyclé la quincaillerie des concepts chrétiens : la Charité, remise au goût du jour sous la forme latino-saxonne du « care » ; le courage, la dignité, tout l’attirail christo-stoïcien. Critique de la société contemporaine, mais seulement dans ses excès (l’exploitation à outrance, la marchandisation sans frein), ce qui la rend supportable aux auditoires cultivés (et nantis) des quartiers chics parisiens. Elle a notamment établi que si on fait du bien aux autres, on leur fait moins de mal, et que c’est mieux : une telle générosité positive la rend immédiatement sympathique, et inattaquable par d’éventuels détracteurs, qui encourraient de toute façon une suspicion de sexisme. En plaçant le Mal absolu dans les cercles lointains du Nazisme et des autres totalitarismes, elle s’est donné une marge confortable : en comparaison, les injustices des sociétés marchandes font figure d’ errements véniels, toujours corrigibles.

Elle a le physique janséniste : visage émacié, osseux, regard intense, traits réguliers et agréables de qui a su trouver un équilibre, voire l’harmonie, la silhouette fine et élégante d’une femme perpétuellement active et à la volonté sans faille. Elle sait atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés. « La Murène », la surnommaient certaines de ses condisciples, jalouses de sa réussite.

Elle incarne d’ailleurs l’idéal de réussite du monde bourgeois : preuve que le mérite, le talent et les efforts sont effectivement gages de succès. Outre ses responsabilités professionnelles et intellectuelles nombreuses, elle a également su trouver l’homme à la hauteur de ses qualités, universitaire respecté quoique moins étincelant. Ils forment un couple apprécié, discret, parents exemplaires d’une jeune fille aimable et prometteuse. Seul regret, parfois : elle le trouve un peu trop « sage », peut-être, cet époux attentionné, toujours dans la mesure, et elle ne songerait pas à lui reprocher ces qualités qu’elle valorise. Mais quelquefois … Elle aimerait … Elle ne sait pas bien, au juste. Elle s’est toutefois laissé entraîner, par une rencontre fortuite, juste une ou deux fois, à la fréquentation d’un club échangiste, très convenable par ailleurs. Elle se dit qu’elle développe un syndrome de Lady Chatterley. Mais cela n’empiète pas sur ses responsabilités professionnelles ni familiales. Elle garde le contrôle.

L’inconnu dans le miroir, par Marie-Laure Schisselé

« Il s’appelle Ziggy, je suis folle de lui ». Non, non, cela n’a rien à voir avec ce que je veux raconter, mais au moment de faire une curieuse rencontre, cette chanson de Starmania me trottait dans la tête. Elle rythmait mon pas, alors que je flanais dans Paris. Je marchais sur un tapis de feuilles mortes et dans ce désert automnal, pour affronter les frimats, nous n’étions que deux dans la rue. Est-ce pour cela ? Je remarquais un inconnu, sur le trottoire d’en face, qui venait dans ma direction, attirant mon attention. Il avait une drôle de démarche, genre dandy ; il balançait le plus sérieusement du monde une canne à pommeau doré. Je m’étais arrêtée devant une vitrine pour mieux l’observer. Il devait avoir mon âge, soit la quarantaine, et sa dégaine me faisait penser à un Anglais tout droit sorti d’un roman d’Agatha Christie. Soudain, je le vis disparaître dans un café et sans trop réfléchir, j’entrai derrière lui. Comme d’habitude dans ce genre d’endroits, je fus cueillie par une musique de fond, mais à ma grande susprise, le son n’était pas trop fort et, dans l’instant, je reconnus Ray Charles.

Était-ce mon jour de chance ? Une table libre dans un coin du café, vide à cette heure, car nous étions en plein milieu de l’après-midi, était à présent occupée par mon inconnu. Quant à moi, je trouvais à m’installer dans le coin opposé, en face de lui. Là, je pouvais l’étudier tout en me faisant discrète. Lorsqu’il passa commande, le serveur le cacha à mes yeux, mais ils échangèrent quelques mots, tout à fait audibles de là où j’étais. Loin d’être Anglais, mon vis-à-vis s’exprimait sans faute et sans accent dans la langue de Molière. Sa voix me semblait être celle d’un ténor et je l’imaginais déjà soliste dans un orchestre, genre Don José dans Carmen.

Il avait commandé un café, moi un thé. Pour donner le change, tout en observant mon homme du coin de l’oeil, je humais mon brevage. Bon point pour l’établissement, il s’agissait d’un Darjeeling. Sans me laisser distraire, je respirais ce thé vert cultivé dans l’Himalaya. En bouche, son goût avait la saveur parfumée et fruitée qui faisait mes délices. 

Pour autant ma curiosité ne faiblissait pas. L’homme assis en face de moi était-il un habitué ? La place qu’il occupait se trouvait sous une glace monumentale qui prenait toute cette partie du café. De toute évidence, cette glace l’attirait et je m’amusais à l’observer : à droite, à gauche, le miroir lui renvoyait son image, d’un profile à l’autre, avec la régularité d’un métronome. Un TIC ? Sans doute, puisque le manège semblait dicté par une pulsion, probablement inconsciente. Malgré ce mouvement alteratif, côté droit, côté gauche, rien ne changeait dans sa personne. Il faut dire que pas un seul cheveu ne dépassait de sa coiffure, une brosse coupée très court. Rasé de près, il portait une moustache on ne peut plus soignée. Il ne s’intéressait pas davantage à ses vêtements, comme sortis tout droit d’un pressing. Un peu maniaque aussi ?

Tout à coup, comme s’il s’arrachait à sa contemplation, il se leva d’un bond ; dans ce mouvement, quelque chose tomba de sa veste sans qu’il s’en aperçoive. Sans précipitation, j’allais ramasser la chose. Bingo, il s’agissait d’une carte de visite. Au toucher, je sentis qu’elle était gravée, ce qui collait avec ma première impression, celle d’avoir affaire à un dandy. Il avait un prénom : John, et un nom : Becon. Comme quoi je n’avais pas tout à fait tort de lui trouver un air british. Certainement né en France, il devait avoir des citoyens de sa Majesté dans ses ancêtres. La curiosité toujours en éveil, j’étais sortie du café derrière lui et, tandis que je voyais John Becon disparaître au coin d’une rue, je glissais son bristol dans mon sac.

  Je n’en n’avais pas pour autant fini avec lui. Je n’essayais pas de le rattraper, non, je suivais mon chemin tout en me posant des questions. Que faisait-il dans la vie ? Il avait du temps libre. Je réalisai que nous étions mercredi. Il n’y avait donc pas d’école et je le voyais bien enseignant. Libre de sa journée, il flanait avant de corriger quelques copies. Pour ses élèves, j’espérais qu’aucune glace n’ornait les murs de la classe. Sinon, comme dans le café, il risquait de ne pas pouvoir s’empêcher de s’y mirer et, je le sais par expérience, de se perdre dans son image.

Il était temps que je rentre chez moi et je m’engouffrais dans une station de métro. Là encore pas trop de monde et je trouvais facilement une place. M’étant assise près de la vitre, je me surpris à m’y regarder, exactement comme John Bacon l’avait fait un peu plus tôt dans le café. Très vite, cela m’énerva et, pour échaper à ma contemplation, je sortis sa carte de visite. J’avais à présent son adresse, dont je ne ferai rien. Ce n’est pas pour autant que je vous la communiquerai, j’aurais peur que vous vous amusiez à le harceler. Hè oui, chers lecteurs, je vous connais trop bien…

Olga passing by NYC, par Christian Deschère

Szostak Olga la trentenaire, jeune architecte, est originaire d’Europe centrale. Précisément de Suloszowa, une ville du comté de Cracovie dont la particularité est que ses 6 000 habitants vivent dans la même rue, au Sud de la Pologne. Elle sera élevée par des grands-parents juifs occidentaux aimants qui lui donnèrent le goût des choses simples. Des desserts somptueux  : Les fraises au chocolat. La lecture lui vint par une mère institutrice. L’inquiétude par un père absent. Foins et gazoline firent d’elle une terrienne aimant les fleurs, les plantes et les chevaux marchant l’amble ou les chevaux-vapeur vrombissants. L’établissement Politechnika Warszawska lui mit le pied à l’étrier dans son domaine, proche d’un parc du centre-ville de Varsovie, non loin de la Vistule. Un fleuve qui lui accorda de longues heures de rêverie alors que l’avenir se profile et là-où la personnalité se forge… On la trouvait assise, les jambes pendantes sur les quais, à proximité de ce lieu de formation, au-dessus de l’eau rapide et sombre. En noir et rouge, un café à la main, un livre de poèmes et son carnets à secrets à main droite. Un temps étiré utilisé parfois à courir  ; lire surtout.  Elle savait être battante au volley. Blonde polyglotte, ses longs cheveux en bataille lui donne parfois l’air d’une authentique paysanne en costume lors de moissons ou de la récolte des pommes ainsi qu’on la voit sur des photos. Départ vers New York City (NYC) pour son premier contrat. Ensuite la Floride lors de congés lorsque ses pérégrinations et son travail s’équilibrent. Sa vie du moment est une manière de regarder le monde avec la complicité de l’oncle Stanislas. Présente, elle sait rendre compte du contenu d’une expérience. S’enivrer sans trêve de son travail et de ses loisirs. Rompue à la compétition, éduquée aux humanités, elle lit de nombreux livres et de la poésie italienne qui, selon Calvino, «  Offre la vision les yeux fermés  ». Rappelons la formule «  La Pologne n’a pas encore péri, tant que nous vivons  », diatribe qui atteste de 75 ans de conflits (1870-1945). Soit trois guerres livrées jusqu’à la réconciliation Européenne qui l’a vu grandir sous les crimes du communisme et, récemment, du million de réfugiés accueillis depuis le coup de force de la Russie éternelle. C’est lors de cet événement que j’ai fait sa connaissance alors qu’elle revenait d’un parcours éclair à la frontière ukrainienne pour prendre le pouls polonais. Elle souhaitait se rendre par elle-même à Lodz (prononcer woodge) là où le patrimoine à pour nom Manufaktura ou Minopolis puis, à Meydika, ville frontalière avec l’Ukraine… Au défi personnel que constitue la frénésie de sa vie, malgré les récents préjudices géopolitiques, s’ajoute le doux bercement de l’Océan en escapade à Miami, entre deux rendez-vous d’affaires d’un bout à l’autre des États-Unis. Elle aime les cigarettes bouts-filtres avec parcimonie, les virées nocturnes en skate-board, plus addictives sous la lune dans son Manhattan. Apprécie aussi de prendre la route au volant d’une Mustang et avaler des miles. Elle a choisi d’être-là. Concevoir, aménager, réaliser en toute conscience pour un cabinet international canadien de design basé à Toronto. Ce dernier traite d’opérations durables, de réalisation de complexes ou de construction de sièges d’entreprises, ou même, de mise en œuvre de béton rose pour une maternelle au Mexique. A ce carrousel contraint de son monde s’ajoute une tristesse perceptible  ; voire d’abandon et de solitude mêlée… Un contraste avec sa passion votive pour le surf… D’abord, les livres sont ses amis  : A book is a friend. You can never have too many  :«  Tu ne peux jamais en avoir de trop  » dit-elle fréquemment. Have a nice time est son tic de langage policé préféré. Expatriée volontaire, sa vie s’organise selon l’agenda de l’entreprise qui l’envoie traiter la réalisation de ses programmes. A ce stade, le consentement est devenu obligatoire avec «  l’opinion générale  » des fondateurs qui la rétribuent. Cependant, Mon temps ma vie selonCharles Bukowski pourrait transcrire son attitude  : «  Ne vous méprenez pas, ce n’est rien de personnel, je ne suis pas une personne ordinaire. J’ai ma folie, j’ai mon monde, je vis dans une autre dimension et je n’ai pas le temps pour de bêtises sans âme  ». Rien de bizarre, toujours aux quatre vents, «  L’avion c’est ma vie  » affirme-t-elle. Quand elle n’est pas à Los Angeles, elle revient à son appartement new-yorkais. Le jour d’après se rend à Mexico ou en Californie qui un jour risque d’être rayée de la carte. Mais c’est là que se situe son «  Esplumoir  » façon Merlin l’enchanteur, pour ajouter à sa biographie. Ce havre de paix au bord de l’océan accueille ses métamorphoses, son goût des petits jardins fleuris. Ses yeux clairs sur l’horizon, bien ancrée au réel, elle avance, droite dans ses bottes  ; nombreuses  : s’habiller c’est rentrer dans un autre soi-même. La tunique est ample, le pardessus cachemire. Le Perfecto cuir est noirsur une stature longiligne. La parka parfois l’habille, un brin trop grand. Elle a le bracelet brésilien au poignet, le corps sans tatouage hormis un motif floral à l’avant-bras gauche. Elle aime les tintouins du son, de la pop et du folksong. Fondue de clips musicaux, elle met en scène le miroir présent des valeurs de sa vie. Haut lieu de mise en scènes, son accès direct est limité sur la toile. Des «  Boots  » en toute circonstance complètent son apparence vestimentaire. Tenues strictes ou tendances au boulot mais pourvues de paires «  roots  » dans la vallée de la mort, en quasi robe de bure. Elle demeure frêle traversant les fuseaux horaires en funambule. Dans un lieu rassurant, au bord de la plage, sa cabane -à l’image de celle du «  Corbu  »  : Pierre Janneret dit Le Corbusier- lui permet de s’adonner à sa passion virevoltante  : «  Un paradis Christian  : Ses vagues et ses couchers de soleil  »  ! Dans cet abri de 3m2, le temps de la consignation de ses aventures ou de ses pensées s’inscrivent dans un journal défraîchi à force de consultations, tandis que s’use le monde. Il s’agit de ralentir le temps et regagner les marges indûment prises par son métier. L’encodage millimétré dans Big Apple recèle des attraits instantanément prolixes, juxtaposés, trépidants, harassants mais hypnotiques. Ainsi va sa vie sous la magistrature du soupçon. Ensuite, comment raisonner notre cerveau  ? Sans grand tapage elle sautille sans sombrer  ; de place en place. Si elle tombe, elle se relève et tente de saisir l’instant tout en se disant  : J’ai tout fait, même ce dont j’avais peur.

Paloma Delsol, par Karin Wyn

Si vous teniez entre vos mains la carte d’identité de Paloma, voici ce que vous pourriez y lire :

Nom : Delsol

Prénom : Paloma

Sexe : F

Nationalité : FRA

Date de naiss : 24 07 1983

Lieu de naissance : Lyon 8è (69)

En levant les yeux de sa carte d’identité que vous lui rendriez, vous verriez une femme de quarante ans aux traits réguliers, plutôt banale, et un peu plus avenante que sur la photo austère en noir et blanc qui jouxte l’état civil.

D’allure sportive, Paloma est petite et svelte. Elle privilégie les tenues simples et confortables alors que tout pourrait lui aller. Pour elle, rien de mieux que t-shirt, jeans, baskets. Cependant, elle y ajoute toujours un accessoire décalé qui la rend finalement assez stylée.

Afin de dompter ses cheveux bruns mi-longs, qu’elle s’est résolu à colorer il y a quelques mois après l’apparition de ses premiers cheveux blancs, elle utilise chaque matin un fer à lisser qui rend ses pointes raides et sèches. Sur l’aile de son nez se love une petite cicatrice, vestige d’un ancien percing. Ses lèvres fines dessinent un sourire qui rehaussent ses pommettes parsemées de rares tâches de rousseur.

Si vous rencontriez Paloma dans son cadre professionnel, vous ne verriez pas tous ces détails cachés par le masque chirurgical obligatoire.

En revanche, vous n’oublieriez jamais ses yeux lumineux comme des soleils d’été, d’un vert tilleul de printemps, bordé d’un dégradé de bruns dorés. Ils vous pénètrent et ont le pouvoir d’illuminer votre journée ou de panser vos blessures les plus profondes. Des yeux de chat qui ronronne et apaise.

Pour ses collègues, c’est un rayon de soleil : d’une vitalité sans pareil, toujours enjouée et à l’écoute des autres… Dans le service d’oncologie pédiatrique où elle exerce son métier d’infirmière,  elle apporte une vraie bouffée d’oxygène à son équipe.

Vous voulez en apprendre davantage sur Paloma ? Ouvrons maintenant les tiroirs de son bureau : livret de famille, carnets de recettes, relevés bancaires, vieilles photos, s’y côtoient sans ordre.

Son père, Ricardo, est décédé il y a trois ans d’une crise cardiaque. C’était un homme jovial, plein d’humour, très investi dans la vie de son quartier. Paloma adorait son père et se sentait très proche de lui. Ce fut pour elle une perte douloureuse. Sa mère, Dolores, est qualifiée de « grenouille de bénitier » par sa fille, qui est souvent en désaccord avec elle sur de nombreux sujets. Mère et fille finissent invariablement par s’engueuler quand elles se voient, Paloma ne lui rend donc visite que rarement. Ses grands-parents ont fuit la dictature de Franco à la fin des années 50 et se sont installés à Villeurbanne. Dolores y vit encore.

Paloma, elle, habite un vieil appartement à Lyon Montplaisir, mais rêve de campagne et de jardin potager. Elle n’a même pas de balcon pour planter un pied de tomate ou quelques salades. Pourtant, elle adore son quartier avec son ambiance village et ses nombreuses petites boutiques, où elle a l’habitude de faire toutes ses emplettes et de papoter avec les commerçants. Peu importe le prix, elle ne mettra jamais les pieds dans une grande surface et n’achètera jamais de plats cuisinés. Elle est toujours à l’affût de nouvelles recettes et prend plaisir à les préparer, à sentir son appartement se remplir d’odeurs d’épices et d’aromates. 

Parfois, elle aimerait apporter ses bons repas à ses petits patients. Elle est persuadée qu’avec une agriculture biologique, une pêche durable et une lutte acharnée contre tous les sucres cachés, son service se viderait de moitié. 

Elle ne rate aucune émission culinaire de téléréalité : Top chef, Le meilleur pâtissier, etc., elle regarde tout en direct ou en replay, peu importe. Elle rêve secrètement de participer à une de ces émissions mais sa certitude de ne pas avoir le niveau l’empêche de franchir le pas. Et puis avec sa maladresse légendaire, sûr qu’elle trouverait le moyen de se prendre les pieds dans les câbles des caméras et de s’étaler, la tête dans son tian de légumes, précisément devant l’un des objectifs.

Elle essaie de mener une vie saine, mange équilibré, va courir deux fois par semaine quand son planning le lui permet, évite les médicaments pour dormir, mais se laisse volontiers tenter par un petit joint pour se détendre avant d’aller se coucher.

Très sociable, Paloma sort souvent avec ses collègues et amis mais reçoit très rarement chez elle. C’est son espace privé, son intimité, elle ne souhaite pas partager cela.

Elle vit seule. Elle a été mariée, une fois. Avec un ami d’enfance de sa meilleure amie Edwige. Ils se sont rencontrés dans une des nombreuses soirées étudiantes qu’écumaient les deux copines. Edwige lui avait présenté Alistair, beau garçon, qui enchaînait les conquêtes sans jamais trouver la fille de ses rêves. Elle espérait, sans trop y croire, que Paloma pourrait devenir l’élue. Et ça a fonctionné. A la surprise générale, ils se sont installés ensemble et mariés très rapidement. Paloma a commencé à travailler pendant qu’Alistair terminait ses études et passait son Capes de philo. Comme tout jeune prof fraîchement sorti de la fac, il a obtenu sa première mutation en région parisienne. Là-bas, Alistair a rencontré un homme et est tombé amoureux pour la première fois de sa vie. Paloma et Alistair ont divorcé aussi vite qu’ils s’étaient mariés et sont restés en très bons termes. Avec le recul, elle a compris qu’il n’y avait jamais eu qu’une profonde amitié entre eux.

Paloma ne s’est jamais remise en couple avec un homme, elle se dit parfois que la vie avec une femme serait plus simple mais sait au plus profond d’elle-même que ce sont les hommes qui l’attirent. Elle se revendique féministe et conserve pourtant une vision assez archaïque de la virilité : elle aime les poils, les muscles et n’être qu’un objet de plaisir pour des amants de passage. Mais surtout elle aime qu’on lui foute la paix après l’amour.

Paloma n’a pas d’enfants. A quoi bon dans ce monde de souffrance et d’avenir incertain. Avant, elle prétextait ne pas en avoir car elle n’avait pas trouvé le père idéal, maintenant elle affirme que, même si elle rencontrait un homme avec qui elle envisageait une relation sérieuse, elle ne voudrait pas d’enfants, par convictions écologiques. Sa filleule de 6 ans, fille d’Edwige, suffit à son bonheur ; elle ne peut rien lui refuser, sauf bien sûr de l’emmener au MacDo.

Les personnes qui connaissent mal Paloma pourrait la juger froide et hautaine sous son apparente jovialité. En effet, elle n’accorde pas sa confiance facilement, s’ouvre très peu, comme si elle s’était construit une carapace pour que rien ne l’atteigne.

Paloma n’aime pas : le vent, avoir froid, les chauffards, les râleurs, ceux qui critiquent les autres en permanence sans jamais se remettre en question, les talons aiguilles, les problèmes informatiques, les conversations téléphoniques interminables, la souffrance des enfants malades et les pleurs des parents impuissants, le monde qui ne tourne pas rond, être à court de beuh.

Paloma aime : la crème glacée à la pistache, le hammam de son quartier, les étals de clémentines qui fleurissent fin octobre, l’Andalousie terre de ses ancêtres et destination de toutes ses vacances d’été, chiner dans les friperies, se balader sans soutien gorge, faire la sieste devant le tour de France, boire une bière avec ses amies à la sortie du boulot, aller au cinéma toute seule et en ressortir à deux le temps d’un soir, se dire qu’un jour elle changera le monde.

Un personnage va naître dans votre tête…

Merci à celles et celui qui ont pris le temps de respecter la très (trop?) difficile consigne de notre dernier atelier. Ensuite je vous présente mes plus plates excuses pour le retard pris dans la publication de cette nouvelle page de blog. Bon, c’est l’été, je vis désormais en Bretagne, pas loin de l’océan, où il fait un peu moins chaud qu’ailleurs, et, depuis le mois de mai, les amis, la famille défilent à la maison. C’est ectrêmement plaisant et agréable, mais chronophage.

Cette fois je vous proposerai un exercice en deux étapes, mais je vous livre d’abord le nom de celui qui m’a inspiré cette idée.

J’ai nommé Alain Rollat, ancien administrateur de la Société des rédacteurs du Monde, journaliste donc, comme moi,  qui m’a fait la grâce d’une part de publier sur son blogue une critique élogieuse du deuxième roman que j’ai publié ( https://dis-leur.fr/ateliers-decritures/ ), d’autre part de m’envoyer  l’un de ses livres  (il écrit bien plus et bien mieux que moi) « Le chaînon suivant », un roman d’anticipation dans lequel il entraîne le lecteur dans le quatrième millénaire. Je ne l’ai pas encore lu, faute de temps, mais il sera mon livre de chevet d’ici à la fin de l’été, je vous le promets. En attendant, je vous en transmets – afin que vous puissiez vous le procurer et évidemment le lire – les références : https://capbearedition.com/boutique/romans/le-chainon-suivant/

Ce que je peux vous dire, c’est qu’Alain Rollat, m’a assuré dans une aimable dédicace que le personnage de son roman, son petit « monstre » avait « fait ses premiers pas en public» dans l’un de nos ateliers, certaines et certains d’entre vous s’en rappellent, en 2019 ( https://jeromedaquin.wordpress.com/page/4/ ). 

L’idée que m’a inspirée cette affaire est la suivante : faisons na^tre des personnages de roman.

Pour ce faire, dans un premier temps, disons pour le 29 octobre 2023 à minuit (heure française), vous aurez à inventer un personnage, mais attention, sans le mettre en scène. La méthode la plus simple, mais elle n’est pas obligatoire, c’est de trouver dans une revue une personne de préférence inconnue à qui vous donnez d’abord un nom, un prénom, un âge, un métier. Puis vous décrivez son apparence physique. Ensuite, n’hésitez pas à lui inventer des habitudes, des tics de langage, une vie sentimentale, des phantasmes, un secret ou des secrets, des contradictions (dans le style punk à chien qui va à l’insu de ses copains écouter de l’orgue dans les églises, c’est un exemple), etc.

L’idée, c’est de décrire aussi complètement le personnage, tant de l’extérieur que de l’intérieur, mais surtout, tenez-vous en à cela. L’étape suivante, cadeau de Noël (?), ce sera de mettre en scène chacun de vos personnages dans une décor ou dans des circonstances que je vous imposerai.

Allez donc puiser dans votre imagination (l’objection  « je n’ai pas d’imagination » n’est pas pertinente, elle est tout simplement fausse) et livrez nous des personnages, humains ou pas d’ailleurs, truculents et prêts à rentrer dans une histoire. Installez-le dans votre tête, nouez des relations avec lui, vous verrez, l’expérience est intéressante. 

Personne ne peut égaler le grand Devos, par Christiane Martin

Un petit clin d’œil à Alain Souchon : « J’ai 70 ans, je sais que c’est pas vrai mais j’ai 70 ans…! « Sans basculer dans une nostalgie naphtalinée car j’aime rester dans des souvenirs doux, il s’agit bien d’ un peu de déni pour me convaincre que l’aventure est légère, que la vivacité est toujours là et que ce n’est pas qu’un temps révolu.

A l’hôpital Neurologique, après mon AVC, qui entraîna la paralysie de tout mon côté droit et une aphasie transitoire, j’ai eu « chaud aux fesses », mais pas qu’aux fesses, car mon cerveau assailli par un thrombus conséquent, se mit à « cramer ». Je ne me souviens même pas du voyage dans le camion rouge, entourée d’une troupe de jeunes gens bienveillants. Et pourtant, partir avec les pompiers fut un rêve de gosse.!

Mes enfants étaient sens dessus dessous, d’ailleurs plus dessous que dessus…! Pour moi, un voile s’était levé tendant un écran noir entre le monde et moi-même, entre ma conscience et mon corps. Il me cachait le jour et la lumière. Dans cette vérité nue, il y avait de la terreur, et pourtant j’avais envie de ne pas croire à ce qu’il m’arrivait. Mes enfants étaient là, et tout à coup l’avenir était un trésor qui tenait dans mes mains. On me scanne, je navigue, posée comme un flan sur un plateau. Au bout de mon corps effondré, ma tête est une montgolfière, un ballon bouffi. La lumière se diffracte, elle devient très chaude, ce n’est pas mal parce que je caille. Puis, je dors comme une brique. Le 31 août 2021, big bang, tout aurait pu s’arrêter, ou alors avoir l’obligation pour moi, de vivre avec cet ennemi qui m’attaquait. Heureusement j’étais la garnison qui défendait. Il était l’armée d’invasion et moi le château assiégé. Tout à coup je suis l’espoir et le désespoir, la force et la faiblesse, la mort et la vie. Je me serais bien contentée d’un destin plus simple que d’avoir une tête intermédiaire, une remplaçante.

Il restera de la scène de cet accident inaugural, la sensation de la non appartenance à mon corps. Absente à moi-même, j’expérimentais ma première petite mort. Je ne vis pas défiler, devant les yeux de ma mémoire, le cours accéléré de ma vie mais tout se passait comme si quelqu’un avait appuyé sur l’interrupteur. La lumière s’était éteinte brusquement mais en étant virée du Paradis, heureusement, elle s ‘est rallumée rapidement.

Ce matin-là, après quelques jours en soins intensifs, l’interne me demandait :

– Madame Martin, quel jour sommes-nous ?

– Jeudi Monsieur et quelle trajeudi !

Sourire.

– 96 heures après l’accident, votre cerveau a mis en place de nouveaux relais et l’irrigation sanguine se fait parfaitement à nouveau.Vos membres vont reprendre toutes leurs fonctions initiales.

– Je vais donc pouvoir prendre mes jambes à mon cou ?

– Un peu de patience, tout de même. Vous allez être transférée à l’hôpital Cardiologique pour rencontrer un expert en Foramen Ovale Perméable.

– Fort Amen, Quésaco ce fort auquel vous ajouter un ainsi soit-il ?

Eclat de rire.

– Le Foramen Ovale Perméable (FOP) est une communication entre les deux oreillettes du cœur qui ne s’est pas complètement fermée à la naissance, et une intervention sera nécessaire afin d’éviter un nouveau passage d’éventuel caillot!

– Nous parlons souvent d’un manque de communication générale, et je n’aurais pas pensé que mes deux oreillettes veuillent faire exception.!

Sourire.

– En tous cas le Professeur en Cardiologie a le savoir- faire pour les dissuader de continuer leur partage, n’ayez aucun doute!

Après ces échanges pleins d’enseignement et de légèreté, le sérieux reprit son pouvoir.

– Madame Martin répétez après moi : « poche plate, plate poche »,  » « douze douches douces »,  » je sèche mes cheveux chez Serge » ou encore « sans zèle, sans aile, sans sel et sans elle, sa chance chancelle ». Redites ces répétitions plusieurs fois, au cours de la journée.!

Je peux vous dire que je suis devenue la reine de la virelangue après tous ces exercices. Après quelques éclats de rires avec ce médecin bienveillant, le côté droit de mon visage, qui avait encore tendance à se contorsionner, s’assouplissait . Surtout les mots pouvaient ressortir normalement de ma bouche.

Puis vint l’arrivée du Kiné, puisque l’AVC m’ avait laissée temporairement sans bras et sans jambe? du côté droit.

Au bout de huit jours, mon bras semblant toujours peu mobile, après massages et mouvements guidés, il me demanda :

– Essayez d’écrire quelques phrases pour demain. Il faut vous habituez de nouveau à vous servir le plus souvent de votre main droite!

– Je n’ai pas le choix si je veux devenir votre bras droit, un jour, n’est-ce pas ?

Sourire.

Je décidais alors de poursuivre dans l’humour et de lui écrire cette prière :

« Mon kiné qui êtes ossieux,

Que mes articulations soient certifiées,

Que mon squelette tienne,

Que mes os soient fermes,

Donnez-moi aujourd’hui,

Vos massages quotidiens,

Pardonnez-moi mes gémissements,

comme je pardonne vos mobilisations douloureuses,

Ne me laissez pas succomber

à la décalcification,

Mais libérer-moi,

de mon ankylose de bras.

Signé : VOLTAREN

Une belle relation s’institua avec ce soignant hors pair, qui n’offrait pas seulement une plastique réconfortante, mais faisait partie des gens auxquels on pouvait parler. Il considérait la médecine comme un métier, pas comme une amputation de l’affect.

Puis la visite du psychiatre s’imposait durant mon séjour à Neuro après laveWC.

Qui voyais-je arriver assez tard en fin d’après-midi ? Le Docteur Daniel Massot, psychiatre, connu pendant mes longues années de travail de secrétariat à l’hôpital du Vinatier, et devenu ami.

– Quelle surprise ! s’exclama-t-il

Après des échanges remplis d’amitié, je lui demandai, afin d’ accéder à nouveau à une pseudo sérénité psychologique, et me débarrasser d’une crainte récurrente que cette paralysie ne resurgisse :

– que fer, je m’acier ou je m’étal ?

Il me répondit en riant :

Etain et d’Or, je repasserai demain et nous en parlerons à cœur ouvert.!

– Je donnerai ma tête à couper que je vais dormir d’un sommeil de plomb, grâce à ton passage !

Un vrai remède ce rire.!

Le lendemain, Daniel, revint près de mon lit. Il tint à dresser l’inventaire de cette grande secousse et surtout d’évaluer le retentissement psychologique de ce tsunami sur ma personne. Ensuite, des échanges amicaux se poursuivirent. J’avais à cœur de lui demander de ses nouvelles et celles de sa famille.

– Tout irait bien si mon fils Johan, 12 piges maintenant, n’utilisait pas toujours « la castagne » pour régler ses différents avec ses potes! Je suis encore convoqué ce soir au collège !

– Tu devrais lui confier ce proverbe chinois :

«  Si un jour tu vois un moustique se poser sur tes testicules tu réaliseras vite qu’on ne peut pas régler tous les problèmes par la violence »…

Un bel éclat de rire s’ensuivit.

Puis reprenant un air un tantinet plus grave il voulu me mettre en garde sur l' »après AVC ».

– L’ impact sur la performance du processus de mémorisation peut être important après toutes ces secousses. Il ne faudra pas trop t’en inquiéter ! Mais Ingrid Bergman disait  » le bonheur est d’avoir une bonne santé et une mauvaise mémoire », alors accepte l’oubli !

– Mais, tu sais, mon ancienneté d’âge me faisait déjà oublier les Noms Propres avant l’accident.! Ceux-ci restaient sur le bout de ma langue et comme j’étais trop gourmande, je les engloutissais! C’est comme ça que j ‘ai pris quelques kilos, d’ailleurs !

Eclat de rire.

– Effectivement c’est au tour de ton corps de se remplir, ta tête étant trop pleine ! En définitive tu ne deviens pas grosse, mais instruite !!! me rétorque-t-il.

Eclat de rire.

– En tous cas, je suis consciente tous les jours de la chance que j’ai eu de m’en sortir et de pouvoir revivre presque normalement. . Je me suis échappée de la pluie, mais il ne faudrait pas maintenant que je me heurte à la grêle ! Nous pouvons être écrabouillés ou engloutis par un tas d’autres torrents. Pour le moment je fais tout pour sauter hors des flaques et de ne pas glisser dans les cascades, car si cancer tumeur !

Après un sourire appuyé, Daniel me rétorqua :

– L’humour est comme le café, il est meilleur quand il est noir! Tu as bien raison de l’utiliser, et comme le clamait Desproges : « il vient tout seul à l’homme comme les poils au pubis ». En fait, nous ne devenons pas vieux mais des adolescents recyclés, n’est-ce- pas ? Trêve de plaisanteries, des consultations régulières chez ton médecin généraliste devraient te rassurer, à ta sortie.

– Je pense ! Lors de ma dernière consultation, quand je lui ai confié une légère diminution de mon tonus habituel, sais-tu ce qu’il m’a répondu ?

 » Nous avons 206 os et 506 muscles et 50 milliards de cellules, alors réveiller l’ensemble chaque matin, ça peut prendre un peu de temps Madame Martin! ».

Je lui rétorquais alors que malgré tout, je tenais tout de même une belle forme, tout en lui précisant qu’ il serait plus approprié d’ utiliser le pluriel : de belles formes ! »

Du coup, il m’engagea à monter sur le pèse-personne !!!

Eclat de rire.

Ensuite il me reparla d’une caméra cachée pour l’observation de mon intérieur.

– A ce propos, sais-tu quel est le point commun entre un prof et une hémorroïde ?

– Bien sûr. Les deux sortent du corps enseignant ! me servit-il d’un air goguenard.

Après une explosion de rires, je rajoutais :

– A juger notre bagage intellectuel du moment, j’en déduis que nous aimons voyager légers !!!.

Rires de nouveau.

– A vivre tout ce temps, nous ne perdons en rien de magie et nous ne nous laissons plus nous  » mener par le bout du nez » !

– Du reste, avec les masques imposés par le Coronavirus, nous n’avions plus de nez, et du coup plus personne pouvait nous l’attraper. Là, était au moins une garantie. ! lui rétorquais-je.

Sourire.

– Mais attention, c’est à ton âge, que l’on commence à voir la vie en rose, c’est bien mal fait, tout de même !

– Ah bon !

– Ben oui : cirrhose, ostéoporose, arthrose, névrose, artériosclérose, fibrose…!

– Alors ça s’arrose, pouffais-je de rire.

– Quelquefois il faut faire semblant, un peu pour de faux et d’un coup, de suite, tout va mieux. Nous sommes nés sans le demander mais nous allons mourir sans le vouloir.

– C’est pourquoi, il nous faut choisir de rire car le rire est une poussière de joie qui fait éternuer le cœur. La vie est effet mère. Il faut s’attendre à tout, même si on prévoit tout. Il faut savoir profiter de ce que l’on a. C’est une prise de conscience d’une certaine déchet anse.

Nous avons ensemble parler sans fard de l’essentiel, de notre fin, à l’horizon inéluctable. Pour moi le compte à rebours était en marche mais la vie continuait malgré tout, entamée certes, mais entière.

L’important n’est-il pas de prendre plaisir au jeu de la vie ?

Les feintes d’Anatole, par Christian Deschère

L’âme de Rembrandt et ses eaux-fortes, le tango de Louise Brooks… T’es sûr ? Il voulait en avoir le cœur net : les avaient-ils rêvé ? C’est le cri du cœur proféré ce matin là par Anatole qui tenait à l’œil sa tartine au-dessus d’un bol, qui d’ailleurs ne coûtait pas les yeux de la tête. Acheté sur un coup de tête, c’est un de ces bols à oreilles tatouées qui étale votre prénom en cursives devant votre commensale maligne. Cet objet lui avait tapé dans l’œil sur le comptoir du vendeur. Celui qui lui cassait les pieds, alors qu’il avait la tête en l’air, comme le lui rappela, aimablement, Marguerite fille de Ruthènes. Toujours le cœur sur la main, absorbant son thé du jour : Jasmin ce matin avait-elle décrété. Tu as bien failli tomber sur un os et l’avoir dans le nez pour un bon moment l’apprenti-stagiaire. Que t’avait-il donc fait ? Rien, c’est bien ce que je dis ! « Que dalle ». Ce dont il convenait à regret. En guise de réponse il lui montra les dents. Elle lui fit de l’œil. Puis, afin de l’amadouer, lui fit du pied juste au niveau de l’astragale lui extorquant un air Sarrasin… Il eut tout à coup chaud aux fesses craignant une attaque plus frontale. Il est vrai que Maguy en pure bretonne s’y entendait pour le mettre face à ses contradictions, avec sa diction traînante diphtonguée à deux sons de voyelles glissantes en fin de phrase. Lui, stigmatisait le pourvoyeur et ses « médocs » pour un traitement à vie contre l’invasion-ventriloque de son estomac, traduisez : L’enfer c’est les autres mais là ça se joue à Huis clos… Depuis son balcon qui dominait la ville, il en venait à ne plus savoir sur quel pied danser. Obligé de serrer les fesses à cause de la hauteur afin d’éviter de tourner de l’œil dès la première prise, censée le soulager d’un mal lancinant. Il en gardait une dent contre son pharmacien toujours prêt à le droguer, disait-il. Jamais il ne se laisserait mener par le bout du nez face à un apothicaire aux dents longues, au point de négliger l’altitude de son appartement. C’est-à-dire, sans penser à son équilibre et, à son bien être. Parfaitement, il en donnerait sa tête à couper. Cet homme-là prenait son pied dans la promulgation d’inutiles médications, et ce, dans le seul but de faire les yeux doux aux Cerviers et Consorts, sans barguigner. Comment dès lors, peut-on avoir bon pied, bon œil ? Ah, « Bon sang » faire le joli cœur avec la dame du sixième, il ne s’en privait pas. Il prenait facilement racine avec cette blonde à la langue bien pendue. Elle vitupérait à loisir, lançant ses réprimandes à la face de ceux qui voulaient l’entendre. Entre les compresses et les crèmes chargées de lui donner un air acceptable, LA divine, qui était-elle ? Plus revêche qu’il n’y paraît, elle ressemblait à un Botticelli sorti de sa coquille mais était bien Diacre, formée par un prêtre polonais qui jouait du Chopin à l’église. Allait-on faire la tête pour autant ? Précisément, fallait-il se prendre la tête jusqu’au bourdon ! Simplement, Anatole n’avait pas la langue dans sa poche et éructait à tout propos sur cette exilée. Et bien d’autres d’ailleurs. Le jardinier y compris, factotum de la copropriété toujours en état d’ébriété. Ce résident d’adoption affublé d’un léger zozotement, laissait croire qu’il avait en permanence un mot sur le bout de la langue. Coquetterie dans l’œil également, lui donnant un air sartrien. Tout le reste est néant. Céans, garder une dent contre quelqu’un, lui semblait un passe-temps, d’hypocondrie nécessaire à l’expression de ses douleurs : précieuses, taquines et sempiternelles. Dévastateur dès le matin, la grosse tête à midi et le cœur sur la main le soir. Ainsi se présentait fort bruyamment notre hôte. Se voulant le sismographe du quartier il ruminait ainsi l’idée, dès l’ingestion de ses œufs brouillés à l’heure du laitier. Se gargarisant ici d’un fait : que les les espoirs d’une trêve dans les quartiers relevait d’un fol espoir depuis l’arrivée des zélotes en ville. Il affirmait parler à cœur ouvert ; offrait un pont. Prenait le risque de l’erreur. La radio égrenait une douce sérénade de Graeme Allwright :« La ballade de la désescalade » au-dessus de son brouet matinal, un tantinet sucré. C’est le moment où Samuel débarqua à l’improviste pour visiter l’épigraphiste à la retraite, sans s’annoncer. « Roupis de sansonnet », fils :« vous devenez envahissant »! L’actuel et son prochain héritier, hors collation, aimaient à se provoquer : lui en père perfide et l’autre en fils sarcastique, le mercredi. Car il est dans la recherche à temps perdu. Leurs échanges reflétaient ces instants particuliers. Non qu’il veuille battre sa coulpe alors vidéaste-plongeur dans la rade de Brest, se sentant plus près des poulpes contre l’avis d’Anatole. Un tollé ce jour-là. Contre vents et marées il tint son engagement malgré l’ire paternelle qui préféra gloser « C’est de loin que nous sommes amis » plutôt que d’exhorter son fils à un comportement tiré de vains abîmes de réflexion. Jamais à la traîne dans leurs collisions verbales : Le plastique, ces microparticules connues comme le loup blanc en chant répétitif ! Le dernier orage s’est produit à propos d’une intervention avec un caboteur ami. Sans être radoteur, on est resté médusé par son récit. Les tonnes de déchets issues de nos rejets étaient loin d’être une pêche miraculeuse ce jour-là. Dans l’échelle des bleus et des verts de la mer, Jacob, patron-pêcheur, en changera sa vision sans pouvoir décerner une médaille d’or de la beauté naturelle à sa pratique halieutique. C’est confidentiel comme une fédération Ti ar vro ! Immensité de l’eau, du vent, de la lumière et du son : voilà autant d’éléments qui devraient nous faire sortir de notre coquille avant de devoir prendre la quille. Alors qu’il pouvait avoir un cœur d’or, même essoufflé, il s’ingéniait à échafauder des histoires à dormir debout. Face aux embruns russes traversants l’holocène du quaternaire d’avant la bascule. Il reste au bout du cœur une idée : celle de bien comprendre le chemin vers un nouveau monde. Le papy russe Anatole, lit, s’informe, se rengorge. « Tout bien pesé » dit-il souvent : Roberval et ses fléaux vont-ils nous sortir une Loi, arbitraire du silence, et l’appliquer à notre monde Anthropocène ? La tâche est ardue pour les tenants de l’équilibre, sans même chercher à s’emparer de l’oreille d’autrui à la manière de Milan Kundera, maître de la fiction pensive ; lancer l’alerte est un risque qui ne suffit plus.

En riant un peu des doutes ainsi constatés, il faut peut-être donner rémission en faux semblants afin de se pavaner comme Jane Birkin chantant : Amours des feintes, sans courir deux siècles à la fois.



La pêche pour l’emploi, par Soazig Le Bihan

Jopic Riou, la quarantaine bien tassée, se dirige vers les bureaux de la criée du Guilvinec. Il se prépare mentalement à son entretien d’embauche. Ce taf, il le veut ! Chargé de la manutention, ça en jette… Et la tune manque à la maison avec ce sagouin de Macron, terminées les allocs. 

J’vais pas me mettre la rate au court-bouillon quand même… rester zen face au patron, tourner sa langue trois fois dans sa bouche avant de répondre des conneries… Se vendre qu’ils disent à la Pôle emploi, plus facile à dire qu’à faire…

Installé dans la salle d’attente, Jopic est aux aguets : mazette, la grande bringue qui arrive, top qu’elle est ! la secrétaire, sans doute. Mais ladite secrétaire fonce sur lui et l’invite à rentrer dans son bureau tout en déclinant son titre : Madame de Cagny, directrice des relations humaines et sociales. Jopic obéit, la queue entre les jambes.

Ça commence dare-dare.

  • Brossez-moi votre profil, qu’elle dit.
  • Euh, ben, je cherche une bonne place, avec la paie qui va avec, quoi.
  • Sèche comme un coup de trique, elle me lance : ce n’est pas ce que je vous demande, Monsieur Riou. Votre expérience, vos qualités pour remplir ce poste.
  • <Elle commence à me courir sur le haricot, celle-là.> Euh, ben, mon daron, il était marin-pêcheur, alors le poisson, les langoustines et le reste, ça me connaît. En plus, je suis fort comme un turc. 
  • Evitez les stéréotypes, Monsieur Riou et parlez-moi plutôt de vos capacités.
  • Euh, ben, un type hétéro comme moi, vous n’en trouverez pas tous les jours.  J’suis un lève-tôt, toujours à l’heure au turbin.
  • Les bras m’en tombent, Monsieur Riou. Vous devriez savoir que la criée du Guilvinec, c’est en fin d’après-midi !
  • <J’suis mal barré, faut se raccrocher aux branches, là.> Ben oui, j’suis un couche-tard aussi ! Croyez-moi, le premier à faire la teuf jusqu’à pas d’heure, c’est bien moi.
  • Je vois. Passons le sujet des horaires, qu’avez-vous à me dire sur votre posture, le respect des consignes, votre endurance au travail…
  • <Elle passe du coq à l’âne, cette enflure, j’suis perdu complètement ! > Ben euh, oui, je suis dur au travail, quand j’en ai, quoi.
  • Des exemples, Monsieur Riou ?
  • Chez Leclerc, je garnissais les rayons, j’ai fait le ramassage des pommes de terre, j’ai travaillé dans un garage à laver les autos, j’sais tout faire, polytalent comme vous dites.
  • Mmm, intéressant. Mais pour être franche, je ne pense pas que vous correspondiez à notre demande.
  • < C’est une dure à cuire, celle-là ! Allez Jojo, ne baisse pas les bras, la meilleure défense, c’est l’attaque ! > Ma p’tite dame, pour les sous que vous donnez, 1200 tunes, faudrait pas péter plus haut que son cul, j’vous le dis tout net.
  • Veuillez garder un langage châtié, Monsieur Riou.
  • A mon âge, madame la directrice, le tchat sur le net, c’est pas mon truc. Déjà bien que je connais l’expression.
  • <Pas possible ! J’ai affaire à un crétin des Alpes ! Mais les candidats ne se bousculent pas au portillon. Obligée de le prendre, au moins à l’essai. Je vais gratter sur les avantages>. Monsieur Riou, vous allez bénéficier de notre politique d’insertion des travailleurs en période de fragilité professionnelle. Au regard de nos valeurs de solidarité, de respect de la personne, de l’environnement tant marin que terrien, c’est en toute responsabilité que je vous accueille dans notre Société. 
  • Ah merci, c’est Bibiche qui va être contente !

Et la ponctualité, bordel ! par Marie-Laure Schisselé

Pierre eut beau « courir ventre à terre », il arriva après la fermeture des portes du collège. Il sonna. Le pion qui lui ouvrit prit son nom et l’invita à rejoindre sa classe en lui disant goguenard : « Rien ne sert de courir il faut partir à point ».

Mais Pierre avait à peine entendu tant il redoutait la prochaine étape : la porte de la classe à laquelle il allait devoir frapper. Il inspira un grand coup et en marmonnant « La peur n’évite pas le danger », il frappa sans faiblir. L’huis s’ouvrit comme si Pierre était attendu. Le professeur le prit sans violence par l’oreille et lui sussura : « Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt », vous y réfléchirer pendant la récréation.

Pour cet élève, ne pas pouvoir courir après un ballon pendant la pause de quatre heures avait un goût de « soupe à la grimace ». L’idée de rentre une copie blanche le démangait. Mais il se ressaisit.  Non seulement, il aimait bien ce prof de français, mais il avait déjà entendu la phrase en question et elle l’énervait passablement.

Il connaissait des gens efficaces le matin et d’autres s’épanouissant pleinent l’après midi et la conclusion s’imposa d’elle-même : « Le monde appartient à tout le monde ».

Pierre avait fini mais il lui restait du temps. Alors, délicatement, il sortit le goûter que sa mère avait glissé dans son cartable. C’était un sandwich fait d’une tranche de pain de seigle et d’une tranche de pain de mie. Ainsi, il mangeait tout autant son pain blanc et son pain noir.

Et c’est en mastiquant  qu’une chanson de Bénébar lui revint à l’esprit: « Couche tard lève tôt se croisent dans le premier métro ».

Rions un brin… en attendant l’été

L’été approche à grand pas, et l’été, normalement, c’est le temps de la détente, des vacances et, si possible, de l’insouciance. L’auteur de ces lignes a soufflé il y a peu ses septante bougies. « Ah! Celui-là, toujours jeune ! Toujours prêt à rigoler… »

La deuxième assertion n’est pas fausse. Mais la première, elle, est discutable. C’est qu’on n’a pas soixante-dix balais impunément. Quand on passe ce cap, on trimballe malgré soi une floppée d’emmerdements dr tous ordres.

Je ne parlerai pas ici des « bleus à l’âme » (cette jolie expression est de San-Antonio/Frédéric Dard), parce que ça, c’est toujours triste. Non, restons dans la joie printanière et bientôt estivale qui me sied aujourd’hui : rions de nos bleus autres que ceux de l’âme, je veux parler de tous ces « ennuis de santé », qui nous affectent quasiment tous, avec une fréquence qui peut croître avec l’âge, mais qui de toutes façons nous agacent le plus souvent, avec leur cortège d’obligations, du simple cachet à prendre impérativement avant, pendant, après ou en dehors d’un repas (ces derniers étant normalement au nombre de trois, ça peut être compliqué…), à l’examen à intervalles réguliers du sang, des selles, et je vous fais grâce des radios, échographies et autres IRM qui ne sont pas là juste pour vous embellir la vie…

Je rassure tout de suite ceux qui me trouveraient gonflé de prendre avec autant de légèreté des maux parfois préoccupants : nous sommes dans le même club ! Moi aussi, je slalome sans plaisir entre mon médecin généraliste et une cohorte de spécialistes pour les yeux, le coeur, les articulations, les artères, et j’en passe…

L’atelier que je propose cette fois est inspiré par feu l’humoriste Raymond Devos (1922-2006), et dont c’est aujourd’hui l’anniversaire de la mort. Il fait partie de 44 petits ateliers d’écriture proposés en 2006 par Jc PETON du lycée Camille Jullian à Marseille) et que j’ai eu l’occasion de tester par moi-même alors que je me formais, il y a quelques années de cela, à l’animation d’ateliers d’écriture. Je vous le propose ci-après, avec une date de remise le 20 août, c’est un dimanche, à minuit heure de Paris.

A la suite de cela, je publierai les trois contributions reçue pour le dernier atelier. Bon, il n’a pas marché très fort, c’est vrai. Mais, c’est la vie !

Titre du sketch : Sauver la face

On a beau ne pas être des machines, on s’use ! On s’use ! De temps en temps, il faut se faire faire une petite révision générale.
Moi, j’en viens !
Je suis allé voir un spécialiste des organes…
Quand il m’a vu arriver, il a fait :
– Ah !… Il y a longtemps que vous vivez là-dedans ?
– Ça va faire quarante ans !… Et sans faire de réparations !
– Ça se voit !… A priori, il faudrait tout abattre !
– ! ! !…
Quand il m’a dit cela, moi qui me trouvais bien, j’ai failli me trouver mal !
J’ai dit :
– Oh ! Eh ! Non ! Moi, je voudrais simplement que vous me remplaciez les organes usagés.
– Ça ne vaut pas le coup ! Et puis quand je vous aurai greffé un rein ou transplanté le coeur d’un autre, ce n’est pas cela qui vous fera une belle jambe.
– Vous n’avez qu’à me greffer une autre jambe.
– Hé ! C’est que je n’en ai pas sous la main ! …. C’est qu’une jambe, ça ne court pas les rues !
– Si vous en voyez une qui traîne par là…
– Je vous la mettrai de côté. Mais je vous préviens… une jambe, cela va vous coûter les yeux de la tête !
– Tiens ! Je croyais que la greffe, c’était à l’oeil !
– Heureusement que ce n’est pas à l’oeil !… Ici, tout ce qui est à l’oeil est hors de prix ! Il y a combien de temps que vous vivez là-dedans, m’avez-vous dit ?
– Quarante ans ?
– Dans la même peau ?
– Dans la même peau.
– Eh bien, il serait temps d’en changer.
– Si vous avez une peau de rechange…
– Vous n’avez pas de chance… En ce moment, je manque de peau ! Et puis fermez un peu les yeux pour voir ! ! !… Est-ce que vous distinguez quelque chose à l’intérieur ?…
– Oui, je vois comme une petite lueur.
– Alors, tout espoir n’est pas perdu… Vous avez encore une vie intérieure !
– Et pour l’extérieur ?…
– À votre place, je continuerais de marcher comme cela, en essayant de ne rien perdre en route !… Et puis je me laisserais pousser la moustache.
– Vous croyez que cela sauverait la face ?
– Non ! Mais cela en cacherait une partie !


Raymond Devos, Sens dessus dessous, 1976. Éd. Stock.

À la manière de Raymond Devos, imaginez un dialogue absurde ou vous jouerez à détourner le sens des expressions imagées que vous emploierez.
Pour vous aider, voici une liste d’expressions populaires à détourner.

  • Avoir le cœur sur la main.
  • Avoir un cœur d’or.
  • Le cri du cœur.
  • Parler à cœur ouvert.
  • En avoir le cœur net.
  • Faire le joli cœur.
  • Ne pas avoir froid aux yeux.
  • Avoir les yeux plus grands que le ventre.
  • Coûter les yeux de la tête.
  • Faire les gros yeux.
  • Faire les yeux doux.
  • À l’œil.
  • Taper dans l’œil.
  • Tourner de l’œil.
  • Ne dormir que d’un œil.
  • Faire de l’œil.
  • Avoir bon pied bon œil.
  • Être bête comme ses pieds.
  • Casser les pieds.
  • Faire du pied.
  • Mettre les pieds dans le plat.
  • Prendre son pied.
  • Ne pas savoir sur quel pied danser.
  • Avoir chaud aux fesses.
  • Serrer les fesses.
  • Ne pas avoir sa langue dans sa poche.
  • Une langue de vipère.
  • Avoir un mot sur le bout de la langue.
  • Perdre la tête.
  • Faire la tête.
  • Avoir la grosse tête.
  • Donner sa tête à couper.
  • Avoir la tête en l’air.
  • Être mouillé jusqu’aux os.
  • Tomber sur un os.
  • Avoir quelqu’un dans le nez.
  • Se casser le nez.
  • Avoir un coup dans le nez.
  • Se laisser mener par le bout du nez.
  • Avoir les dents longues.
  • Claquer des dents.
  • Montrer les dents.
  • Garder une dent contre quelqu’un.

Bon courage à toutes et tous (mine de rien, l’exercice est costaud…). En tout cas, amusez-vous et surtout, amusez nous! Je vous souhaite un bel été, un beau début d’été en tous cas, et n’oubliez pas de laisser au maximum de côté tous les soucis de la vie.

Atelier couture par Christiane Martin

Tante Odette avait une machine Singer, en fonte avec un plateau et un couvercle en chêne massif. Quel bel engin, avec sa courroie en cuir, son pédalier en fonte ciselée. Trônant dans son salon, elle était d’un esthétisme exemplaire. Je savais aussi , qu’à l’époque, elle avait une grande valeur, car elle possédait un numéro de série dont j’ai encore la mémoire : 9922059. En faisant correspondre ce numéro avait la date de naissance de cette couturière mécanique, on pouvait déterminer son âge exact. Et celle-ci été née à Glasgow en 1867. Fabriquée à partir de pièces ultra résistantes et remplaçables, elle se caractérisait pas son incroyable durabilité. Elle était fiable et écologique, même si son coffrage n’était pas forcément ergonomique, elle avait pour moi, un design élégant. C’était un modèle antique un des plus populaires de la marque. J’aimais actionner le mécanisme de la pédale d’avant en arrière et lui faire prendre de la vitesse.  J’adorais  le bruit de la courroie d’entraînement, tel un galop régulier et son coffret coulissant cachant la canette.

Durant ma  tendre  enfance je  la considérais uniquement comme un beau meuble. Puis plus tard, je pris conscience de sa performance en pouvant apprécier tous les vêtements que Tante Odette confectionnait . Très vite, j’appris à m’en servir, aidée par sa facilité d’emploi et sa singularité. Dans ces moments-là j’oubliais tout : la routine de ma vie, le délitement de mes relations familiales. J’étais vivante. Je faisais équipe avec cette machine qui devenait mienne avec laquelle je  réalisais de beaux modèles, je palpitais. Lorsque je parvins à réaliser ma première veste, veste réversible, à 14 ans, je me suis sentie héroïne. A partir de ce jour-là, une nouvelle façon d’observer les choses commença pour moi. Avec cette exagération qui caractérise tout véritable enthousiasme, je nettoyais complètement mon existence de toutes les aspérités qui me coûtaient tant. Je réclamais, à chaque vacances, de venir à Lyon, 26 rue Sully, chez Tante Odette , chez laquelle tout à coup ma vie privée avait un sens. Cette machine fut l’origine de mon esprit créateur et synonyme d’absence complète de toute tension ou désaccord avec ma mère. Je me retrouvais dans un calme réparateur. C’était mon être tout entier qui soudain s’épanchait après des journées passées, dans mon village, à accumuler une certaine mélancolie. Toutes mes pensées muettes, se précipitaient sur l’ouvrage et rompaient impétueusement la clôture du silence . J’avais plaisir à faire caracoler avec fougue les chevaux Singer. J ‘étais fière, et me sentais agile et preste en faisant courir l’aiguille svelte et pourtant musclée sur l’épaisseur du tissu que je domptais. Avec moi, elle ne montrait aucun signe de faiblesse, même si je lui imposais parfois un exercice plus violent, exigeant de traverser en même temps, plusieurs couches de mon Jersey. C’était une partenaire de rêve même dans les épreuves de force audacieuses. On aurait dit que nos deux tempéraments enflammés faisait corps. Après un travail épuisant, j’entamais même la conversation avec elle. Tout avait belle couleur et la joyeuse sociabilité de la vie reprenait agréablement ses droits . Sa fréquentation me rendait mon envie de rire. Une sorte de camaraderie juvénile s’établissait entre elle et moi. Nos rapports n’avaient rien de dangereux et jamais rien de contrariant. Lors de son utilisation j’étais dans une insouciance complète et son attraction agissait sur mon impatience passionnée. Le tissu si troublant me glissait entre les doigts et sa transformation enveloppait toute mon attention. En ces temps-là, des sens inconnus naquirent en moi, qui jusqu’alors, était une jeune fille engourdie : une ouïe extraordinairement fine qui captait insidieusement les moindres intonations de cette machine, un regard épieur sur la régularité du point, une méfiance sur le bon déroulé de la bobine, une curiosité fureteuse sur le bon emplacement et la bonne pression de mon pied sur la pédale, curiosité toujours en haleine et aux aguets. L’émotion qui exaltait ainsi tous mes sens était celle d’une amoureuse qui découvrait toutes les qualités chez un être qualifié de supérieur.

Rien ne touche aussi puissamment l’esprit d’une adolescente quand elle se sent pousser des ailes dans une grande sérénité. Cette machine me tendait une main fraternelle et calmait ma souffrance dans les plis des tissus.

Puis un jour, sans prévenir, ma tante s’est débarrassée de sa machine dont elle ne se servait plus, dans le but de déménager à Oullins Quelle claque et quelle perte pour moi. ! J’en étais devenue propriétaire  sans que ma tante n’en ait jamais eu conscience et sans que je pus lui exprimer mon véritable attachement. 

A partir de ce moment-là je n’ai eu de cesse de courir les brocantes , les greniers, dans l’idée d’en dégoter une semblable.

La jeunesse n’est jamais l’âge du doute mais de l’excès de certitudes. Et au gré de mes pérégrinations, alors que j’étais devenu adulte, j’appris qu’une vente aux enchères était prévue à Chérizet, dans la plus petite commune de Saône et Loire, endroit où les lapins sont plus nombreux que les habitants. J’appris que Nelly Vilain, âgée de 96 ans avait fait un don de 30 000 euros à cette municipalité bourguignonne et légué tous ses meubles . Certains furent proposés aux enchères, dont une machine à coudre Singer dont l année de naissance était de 1852 , juste cent ans avant ma naissance. C’était donc l’aînée de mon premier amour. Un des modèles que je convoitais depuis longtemps.  L’animation de la vente  fut brève. Le pas des enchères passait de 30 à 40, puis de 40 à 50 francs pour terminer à 100 francs . Je fus la dernière enchérisseuse, à savoir l’adjudicataire. Mon concurrent potentiel s’arrêta de lever son paddle à 90 francs. Elle fut donc pour moi.

J’appris que l’inventeur s’appelait Walter Hunt mais que son breveteur était bel et bien Isaac SINGER. Pour la petite histoire ce dernier, dans les années 1860, a eu plus de vingt enfants avec cinq épouses différentes, sans compter ses relations extra-conjugales !

En tout cas après toute une période de découragement, je retrouvais presqu ‘à l’identique celle qui allait pouvoir remplacer « ma madeleine ». En effet je fus toute émue en la découvrant et ne cessait de l inspecter sur toutes les coutures. Pour une machine à coudre cette sorte d’inspection s’imposait. .. ! Je pus en prendre possession dans l’immédiateté. Ramenée dans ma maison, je lui octroyais une place de choix, près de la fenêtre où elle put prendre toutes ses aises et être éclairée pour être mise en valeur. J’aimais la beauté de l’objet, sa robustesse, et j’avais hâte de pouvoir remuer mon pied sur son pédalier pour entendre le coulissement de sa courroie , le galop de ses canettes et l’aiguille dévalant le tissu à toute vitesse.

Ce lendemain, je me suis réveillée joyeuse, ce qui était  inhabituel chez moi un lundi , joyeuse et surtout décidée. On me demandait pourquoi mes yeux riaient ce matin. C’était pour moi l’événement d’exception. Je fonçais dans mon armoire pour en ressortir tous les beaux tissus que j’avais accumulés jusqu’ alors.

Une histoire toute neuve allait commencer. On peut tout effacer et recommencer. Un plaisir vertigineux. J’étais pressée de retrouver toutes les fonctions, le bruit jamais oublié de ce pédalier entraînant la courroie huilée. Je crois que tout ce qu’on entreprend dans la vie doit avoir pour seule finalité de nous apporter du bonheur en plus, une jouissance nouvelle. Avec cette nouvelle acquisition j’entrevoyais un motif de  grande satisfaction.

Cette Singer était une vraie amoureuse, elle était ouverte à la lumière, à la vie. Je croyais qu’en elle ne pouvait subsister un seul recoin obscur, tous ses volumes étaient harmonieux, généreux. Elle fonctionnait à merveille et exécutait tout ce que je lui demandais. Quelle fée ! D’emblée elle vint me faire revivre mes premiers émois de couturière et surtout réparer le manque qu’avait créer la disparition de celle de mon enfance.

Après des années d’utilisation et d’étroites collaborations, l’harmonie qui avait prévalu jusqu’à présent entre elle et moi demeurait. Un réel plaisir qui ne se payait pas en sacrifices ni en bouleversements mais en heures de loisir créatifs.

Puis un jour, il est trois heures du matin. Je suis réveillée par un bruit inattendu. Il fait chaud et la fenêtre de ma chambre est ouverte. Tout à coup j’entends démarrer une estafette. Quelques minutes après son départ, je descends pour boire un verre d’eau et surprise ! Quelqu’un avait pris connaissance de l’existence de ma confectionneuse de rêve et était venu l’enlever. A sa place, un grand vide.

Une contrariété sans nom m’assaillait avec beaucoup de questions. Qui pouvait convoiter  cette objet de collection ? Elle n’avait pas de valeur monétaire, mais une valeur sentimentale irremplaçable . Moi seule connaissait son histoire, son parcours et je m’y était tellement attachée.

Au delà de cette disparition,  je pris conscience que ma maison n’était pas hors d’atteinte .

Nous avons des centaines raisons de pleurer, mais nous avons également mille raisons de sourire. Je décidais alors  de repartir  à la recherche d’une de ses sœurs.

Mais le destin me mit dans l’obligation de vendre ma maison et de me contenter d’un petit appartement. Bien évidemment, une machine à coudre mécanique aurait eu beaucoup trop d’envergure pour que je puisse la loger dans mon nouveau domicile. Je dus donc me résigner à ne plus faire ce projet d’achat. Cependant n’abandonnant pas l’idée d’entretenir mon doigté de couturière, au moment de notre détention provisoire entraînée par la covid, mes enfants, m’offrirent une machine à coudre  SINGER électrique, tenant dans un étroit coffre.

Je dus bien sûr faire le deuil du meuble, et suivre des tutos pour apprivoiser ce nouvel engin, car je ne retrouvais en aucun cas la facilité d’emploi qu’offraient les anciennes. Je ne devais pas rester immobilisée par la gravité de cette perte. Pourtant  de suite, je me disais incapable de comprendre sa notice sophistiquée et perdit espoir de pouvoir m’en servir un jour. Sur mes lèvres flottait invisible une prière implorant sa confiance. Elle pouvait reconnaître dans mon attitude tâtonnante le désir fervent et secret de tout abandonner. J’ étais encore trop empreinte de la docilité des deux doyennes, d’un enthousiasme personnifié qui me voyaient l’âme ouverte, aspirant à leur confiance. Cette nouvelle lançait des éclairs, me faisant passer du chaud au froid. Je ne parvenais pas à percer son secret et pourtant elle était fascinante avec tous ces boutons qui promettaient une bien plus grande variété de possibilités. Quel tourment ! je m’irritais plus d’une fois. Je tournai en rond confusément avant de pouvoir entré dans son intimité. J’ai dû l’étudier et m’accoutumer à ses dissimulations, à ses caprices. Cette lutte , pour en apprendre d’elle et en connaître davantage, dura des semaines, voire des mois. Avec entêtement je poursuivis. Un jour je suis restée assise devant avec le fascicule d ‘explications jusqu’au crépuscule. Sa lumière intégrée  m’éclaira magiquement, dans tous les sens du terme.

On dit toujours que c’est dans la nuit la plus sombre que les étoiles brillent le plus et je savais que le découragement est un chemin qui mène nulle part.  Le Monde refleurit toujours, il suffit d’espérer. J’ai ainsi confectionner deux couvre-lits en patchwork pour mes petites filles, qui les ont reçus avec bonheur , avec ma Singer contemporaine, loin du look des doyennes mais autrement plus techniciennes. Et j’ai bien espoir de poursuivre mes créations.

La création du monde par P. Sah

Je vois que ça. Qui vaille le coup.

Un poulailler, pas trop, je mange pas tellement d’œufs, et des bestioles caquetantes grillagées au fond de mon jardin, ça me ferait flipper.

Déjà, la cabane à outils, où j’ai entassé un foutu bordel, le revêtement du toit part en morceaux, le bois se délite : y a urgence à intervenir. J’ai acheté les tuiles goudronnées, ça fait deux ans déjà, y a plus qu’à les clouer : ça vient pas. C’est jamais le moment. Ça me gonfle. C’est con, ce serait pas un boulot énorme, et l’eau va finir par s’infiltrer. Je peux pas : c’est ontologique. Peut-être une allégorie existentielle. Réparer ce petit morceau de monde, ça rimerait à quoi, dans un univers qui part en couilles ? Une sorte d’exorcisme dérisoire de l’entropie générale, une mascarade falsificatrice, comme ces Charlots qui montent des processions pour faire tomber la pluie. Une faute philosophique. Un déni moral. Faut pas tricher avec l’état des choses. Continuer à épousseter le palais d’un Empire sur le point de sombrer dans le chaos.

Pourtant, j’avais des dispositions : mon grand-père était charpentier, même s’il ne s’appelait pas Joseph, j’aurais pu considérer ça comme un présage. Gamins, on assemblait des jours durant des cabanes avec des planches trouvées sur un chantier abandonné, et des chutes d’Isorel qu’on récupérait gratos. Une fois fini, on savait pas quoi en faire, de l’édifice réalisé : notre petite bande n’avait rien à y vivre, pas de projets à partager dedans. Notre collaboration s’arrêtait à la construction. Alors après, on détruisait tout avec une jubilation brutale, comme un rite païen de mise à mort.

Une fois (une seule), j’ai réalisé de mes mains une construction dont j’ai tiré une grande fierté conceptuelle : j’ai recouvert d’étagères les murs de mon cellier. 

La performance paraît modeste : mais le tour de force consistait à n’utiliser aucun clou. J’étais plutôt content de montrer à un oncle incrédule et dubitatif que l’assemblage tenait par la seule force gravitationnelle. Puisqu’on pose en général les affaires à ranger sur les planches, la pression ne s’exerce que du haut vers le bas : les objets tenaient donc les planches qui les soutenaient, économique réciprocité. Plaisir d’avoir trouvé une solution simple, purement logique, respectueuse de ma paresse native et de la sensibilité musicale de mes oreilles, qui eussent souffert des coups brutaux d’un marteau.

Au commencement était le Verbe, nous dit le texte. Créer, c’est nommer : Poésie. On nous raconte que « Dieu », quoi que ce terme désigne, se sentant quelque peu désoccupé, entreprit de remplir le vide. Il commence par séparer la lumière d’avec les ténèbres, signe qu’avant, ça devait être foutrement le bordel, puis les eaux du ciel : créer, c’est distinguer. Il bricole une Terre, la peuple de végétaux et de toutes sortes de bestioles, et il se retrouve Gros Jean comme devant : il s’emmerde toujours autant, comme nous avant et après avoir fabriqué nos cabanes. Alors, il a une idée : il balance au milieu de tout ça une sorte de reproduction miniature de Lui-même. La méthode a pas beaucoup évolué pour inventer des histoires. Il y est presque, mais pour le coup c’est sa Créature qui s’emmerde, ça manque d’action : alors homme et femme il les créa, les galipettes peuvent commencer, les conflits conjugaux, les tueries familiales, bref, il tient son histoire. Il est l’inventeur de la première série, on nous dit pas s’il a pas fini par se lasser de la répétition des intrigues.

Au commencement est Je : celui qui nomme, qui perçoit, ressent, éprouve. Autour de moi, des objets, des créatures qui bougent, aux fonctions et potentialités encore imprécises. Des gentils, qui pourvoient à mes plaisirs, et des méchants qui ne pensent qu’à venir les saccager. J’éprouve la lumière et l’obscurité, la chaleur et le froid, le désir et la peur. La solitude. Je m’invente des amis. Je crée la beauté des arbres et de la musique, le ravissement des couleurs, et de la souplesse des femmes. Le présent minuscule est comme un point exigu sur lequel je me tiens en fragile équilibre, alors j’invente le passé et l’Histoire, je me raconte la chaîne continue et rassurante des dinosaures, de Sapiens errant dans la savane, apprivoisant le feu pour se consoler dans des fêtes de villages sous les étoiles trop brillantes. Les premières Civilisations, grandioses de monuments gigantesques et du cri des batailles, l’espoir des mythes et des prophètes, l’arrogance des rois et la défaite des révolutions. Comme Robinson, je peuple mon île déserte, à partir des débris de la Virginie, et de rencontres de passage. Je me fais un monde, démiurge apeuré, despote chancelant. Je me fais une vie, à partir des débris de mes errances, femmes abordées, enfants enfantés, maisons achetées puis revendues, amis découverts puis perdus, nomade immobile, conteur habile dépassé par ses invraisemblances. Je me fais, moi, au fur et à mesure que je me défais, j’essaie vainement de fixer mon image dans le fatras d’objets et de connaissances dont je m’entoure.

Et puis, moi aussi, le dernier jour, je me repose.

Ça fourmille de partout par Soazig Le Bihan

 

Au début, c’était simplement un peu de ménage. Les trois ou quatre fourmis qui m’avaient rendu visite dans la cuisine m’apparaissaient bien sympathiques et je les regardais aller de-ci de-là, essayant d’analyser leurs buts. Leur allure vive et décidée m’interrogeait car leur chemin n’était pas rectiligne. Pourquoi foncer tête baissée puis brutalement faire un quart de tour puis un autre quart de tour, sans poursuivre leur chemin ? Ces déplacements erratiques m’autorisaient à considérer ces créatures avec mépris, la conclusion était sans appel : pas beaucoup de matière grise là-dedans ! Je les balayais d’un large coup de chiffon.

Les jours passaient, les fourmis arrivaient certes plus nombreuses mais pas de quoi s’affoler. Dans ma grande magnanimité, je leur octroyais le droit de batifoler avec leurs copines dans l’appartement. Jusqu’au jour où elles dépassèrent par deux fois les bornes ! La guerre aux formicidés était déclarée !

Leur premier crime de lèse-majesté eut lieu un matin, moment sacré où je sirote longuement mes trois mugs de café lavasse en m’échinant sur un sudoku spécial killer. Deux de ces petites bêtes eurent l’audace d’envahir la grille et de troubler mon calcul mental et ma concentration. Je crus les anéantir en les tapant vivement du plat de la main mais manifestement, dotées d’un squelette élastique, d’abord un peu sonnées, elles étaient reparties de plus belle.

Dans la même journée, elles étaient arrivées en force et attaquaient le cake au citron que j’avais affectueusement préparé pour les quarante ans de mon fils. Le nappage citron-sucre glace était parfait, j’avais découpé avec précision l’écorce du citron pour dessiner un quatre et un zéro ; la petite colonie se délectait, s’en mettait plein la lampe et se fichait bien des cris horrifiés que les convives avaient poussé lorsque j’avais ôté le papier sulfuré censé protéger l’œuvre pâtissière.

Mon esprit de vengeance n’eut pas de limite. Il fallait faire disparaitre cette engeance, avec malgré tout quelques préoccupations écologiques quant à la nature des produits employés. Je commençais par lessiver plan de travail et fonds des placards avec du vinaigre d’alcool dont l’odeur leur est – selon le grand manitou Internet – insupportable. Effet vérifié mais limité dans le temps puisque trois jours plus tard, les fourmis recommençaient à gambader joyeusement. Je tentais alors le citron, éventuellement plus efficace, y compris les rondelles bien racornies, me disait le grand manitou. Et j’y ajoutai des tranches d’orange. Ratage complet et immédiat pour l’orange, elles se vautraient dessus. Quant au citron, son acidité répulsive perdait en quelques jours son pouvoir, les fourmis revenaient, toujours plus nombreuses.

J’approfondissais ma connaissance de la gente fourmis pour mieux la piéger. Ainsi, les premières que j’avais jugé inoffensives et bêtasses étaient de véritables pionnières, cherchant la nourriture et traçant la voie en déposant leurs phéromones. Les ouvrières suivant la piste ainsi tracée arrivaient en cohorte, se nourrissaient mais n’oubliaient pas leur devoir de ravitailler le nid et surtout la reine mère, statique dans la fourmilière, consignée pour pondre à la chaine. Je notai également que ces insectes étaient capables de régurgiter pour nourrir leurs congénères. Quel mauvais esprit ce Lafontaine qui taxait les fourmis de « pas prêteuses », elles qui sont si altruistes ! Mais si je commençais à respecter ces animaux eusociaux, enclins à se diviser le travail pour leur survie collective, je poursuivais mon combat d’élimination sans état d’âme. Restant dans le champ écologiste, je tentais une poudre dite de diatomée, contenant de la poussière de silice, arme de destruction massive disait la notice. Car une fois leurs carapaces enduites de cette poussière abrasive qu’elles ramenaient au foyer, les petites bêtes se coupaient de partout et mouraient par dessication. Ce supplice chinois ouvrit une phase de vraie tranquillité qui ne dura pas. Je découvris que, très précautionneusement, les fourmis survivantes contournaient le cordon de poudre de diatomée et selon un chemin d’elles seules connu, débarquaient une nouvelle fois dans ma cuisine ! 

Il fallait passer un cran au-dessus. Le grand manitou me conseilla bizarrement de faire appel à des exterminateurs québécois ! Solution tout de même un peu disproportionnée que je laissais de côté pour me précipiter au Bricorama d’en face. Le vrai pesticide, bien chimique, possiblement cancérigène, fut vaporisé sur les chemins des bestioles. Quasiment plus de fourmis dans la maison… 

Mais c’est étrange, je ressens souvent des effleurements ou chatouillements dans le cou, sur les bras, sur les jambes. Devenues invisibles, elles me fourmillent de partout, les salopes ! 

Un livre pour l’été, à lire (évidemment…) et à offrir !

Parution de « Karim Vandenbroucke, histoire improbable »

15 octobre 2044, en milieu de journée, au bord de la Mer du Nord, à Dunkerque. Quelque part sur la Manche, entre France et Grande-Bretagne, une explosion retentit, parfaitement audible malgré l’éloignement, une bonne centaine de kilomètres. Mais il est vrai que, sur la mer, même en cas de brouillard, le son se propage assez bien. C’est un méthanier chinois qui vient d’exploser, frappé par un missile venu on ne sait d’où, et de partir par le fond, causant plusieurs centaines de morts : l’équipage…

Depuis une bonne année maintenant, des vedettes rapides sur-armées et pleines de pirates sans foi ni loi, infestent les environs du Channel, le détroit le plus fréquenté du monde, coulant à qui mieux mieux vraquiers, pétroliers, méthaniers, ferries, bateaux de plaisance et… embarcations de réfugiés. Tout le littoral est devenu zone de guerre et plus rien ne s’y passe. Enfin, ne s’y passe plus comme avant…

C’est mon deuxième roman (oui, je fais ma propre promotion et c’est normal), et je vous invite à faire bosser votre libraire (si, si, il sera content, vous verrez…) Sinon, vous pouvez aussi commander via le lien suivant :

https://www.leseditionsdunet.com/livre/karim-vandenbroucke-histoire-improbable

Ah ! Si vous connaissiez mes poules…

C’est le début du printemps et je vous présente un oeuf. Non, ça n’a qu’un rapport ténu avec Pâques, c’est juste que cet oeuf est – si j’ose dire – le fruit de quelques efforts et d’une longue attente, le tout pour un résultat que beaucoup d’entre vous ne trouveront pas forcément enthousiasmant, mais qui moi, me convient.

Puisque je vais vous demander cette fois un exercice de sincérité, je commence par moi-même. Début mars, mon épouse et moi nous sommes rendus au marché de Pont-Croix (Finistère) pour faire l’acquisition de trois poules. Des poules rousses qui sont, à ce qu’on dit, les meilleures pondeuses.

Auparavant, le piètre bricoleur que je suis s’était échiné à retaper un poulailler en ruines au fond du jardin de la maison où nous nous sommes installés voici quelques mois.

Après consultation des voisins, ces derniers nous ont assuré que nos prédécesseurs avaient eux aussi trois poules mais « qu’elles s’enfuyaient souvent ».

Il m’a donc fallu remettre du grillage là où il y avait de béantes ouvertures, refaire carrément la toiture du nichoir, du pondoir, et des quelques endroits du poulailler qui doivent rester à l’abri de la pluie, tout en fredonnant – préparation mentale? – ce vieil air de Maurice Chevalier : « Ah! Si vous connaissiez ma poule, vous en perdriez la boule ».

Bref, je me suis efforcé de reconstituer un gîte quatre étoiles pour nos futures gallinacées, avec abreuvoir adapté à leurs becs que nous supposions – avec raison – fins, mangeoire à grains, un filet recouvrant le tout afin que les autres oiseaux ne puissent se servir.

Une fois les pensionnaires – prénommées pour la petite histoire Bichette, Chouquette et Goguette – dans la place, nous nous étions dit que les oeufs étaient pour bientôt. « Une quinzaine de jours », nous avait assuré le marchand de poules. Que nenni ! Trois semaines plus tard, toujours rien.

J’avais pourtant multiplié les démarches de séduction envers les volatiles, en leur prodiguant à profusion, tout ce qu’elles semblaient apprécier : pissenlits, herbe, goémon, os de seiche (pour se faire le bec). Hélas, toujours pas d’oeuf sur la paille du pondoir…

Nouvelle consultation du voisin, fin connaisseur, qui me dit : « elles sont très bien vos poules, et dans votre poulailler, elles sont très bien installées, mais à mon avis, elles sont encore un peu jeunes, elles n’ont pas de crête… »

« Mais, ne vous inquiétez pas, elles finiront bien par pondre un de ces jours », ajouta-t-il.

Une semaine plus tard, la crête des poules était bien rouge, mais le lit de paille restait désespérément vide. Dépité de ce résultat inexistant malgré mes efforts et mon attente, je me suis mis à menacer les trois coquines de les recycler en poule au pot ou en waterzoï. Rien n’y fit.

En plus, mes menaces leurs glissaient sur le plumage comme la pluie sur un ciré breton, et elles restaient toujours aussi avenantes, caquetant de joie – je suppose – à chaque fois que je m’approchais. Le jour de Pâques, j’espérais ardemment un oeuf. Tu parles, rien du tout.

Il m’a fallu attendre le lendemain, lundi de Pâques, pour m’emparer du premier oeuf, celui de la photo. Un deuxième était là le lendemain. C’était parti…

A nous désormais les gourmandises simples, les meilleures, genre oeufs à la coque, omelettes aux fines herbes odorantes ou aux champignons. Mmmhhh… Ne reste plus qu’à continuer de choyer les trois grâces en prenant quand même garde aux renards, fouines et autres prédateurs qui rôdent parfois par chez nous.

A vos plumes – pas celles de mes poules – maintenant.

A vous de nous raconter en ayant recours à vos cinq sens, et avec sincérité le dernier projet, modeste comme le mien, ou grandiose, que vous avez mené à bien et qui vous a fait passer tantôt par l’espoir, tantôt par le découragement. Et si vous pouviez déposer vos contributions pour le 11 juin au soir (c’est un dimanche) ce serait très bien. Merci d’avance. (Adresse de courriel où envoyer vos contributions : atelier.pousseedecrits@gmail.com)

Et merci également pour vos contributions à l’atelier précédent, « Rêve d’enfant » : il y en a eu sept, ce qui me réjouit, que je publie, comme d’habitude, par ordre d’arrivée.

Une profession rêvée par Christiane Martin

Même la couleur du ciel, qui passe si souvent de la clarté à l’orage, connaît l’impermanence. Tout comme elle, dès mon plus jeune âge, j oscillais entre devenir sage-femme, architecte d’intérieur puis biographe un peu plus tard. Pourquoi biographe ?

Partie à Majorque, où la mer est si belle, je découvris la maison de vacances de celui qui ouvrit mon cœur à cette profession. J’y rencontrais le cercle bohème de ses amis. J’en rapportais des images radieuses et la certitude que Johan, né dans des pays de brumes et de neige qui ont laissé une trace profonde chez lui, était un être du soleil. La plupart de ses confidences célébraient la chaleur et le feu et les personnages qu’ils me décrivaient, les recherchaient tel un remède miraculeux, un contre-poison à la douleur de vivre. Ses récits me captivaient, me faisaient voyager, m’inspiraient, me grandissaient. A chaque parole j’étais enrobée d’odeurs enivrantes, d’images extraordinairement colorées. Sa vie était éclairée d’une lumière incroyable, de mystères, de douleur et il tenait à se souvenir, à transmettre . Quand il me parlait il me demandait de prendre des notes. Je suivais son ascension fulgurante mêlée d’événements historiques majeurs. Johan avait eu une maison à Roquebrune-Cap-Martin, puis avait passé plusieurs saisons dans l’Ile Grecque de Mykonos, ensuite à l’Ile Maurice, sur la Côte d’Azur pour enfin construire une bâtisse dans le Lot : autant d’étapes aimées puis abandonnées de sa longue course au soleil. Toutes ses maisons, sauf celle du Lot , contemplaient la mer. C’est tourné vers les vagues, face aux horizons infinis, qu’il a le plus rêvé et qui savait raconter. Et grâce à lui, je recueillais tout son parcours , de sa plus tendre enfance à son vécu quinquagénaire. Il me répétait sans cesse: «  il faut bien que je laisse des traces, non ? . Mais comme il m’est difficile d’écrire, tu vas le faire pour moi. Tu seras ma biographe, mon épistolière, toi qui est si linguaphile me lançait-il ».

Mais je n’avais aucune formation pour se faire. Il me suffisait d’apprendre certaines techniques et de découvrir les outils qui permettent d’écrire au plus juste l’histoire de la personne qui nous la confie, afin de pouvoir la transmettre à un lectorat choisi. Si une recherche documentaire et une réelle capacité de conduite d’entretiens étaient incontournables, l’aisance relationnelle était indispensable.

Johan était déterminé à réaliser ses mémoires et à se replonger dans son passé pour mieux le comprendre et l’accepter, pour certainement mieux embrasser sereinement l’avenir et se libérer des affres rencontrées. Il voulait témoigner de ses expériences, les partager, laisser une empreinte vive de son passage sur la Terre, n’ayant plus aucun membre de famille, qui aurait été sensé le représenter.

A Nice, où il a vécu toute son adolescence et une partie de sa jeunesse, j’ai voulu retrouver les itinéraires qu’il me décrivait. Je l’ai suivi à la trace jusqu’à avoir l’illusion de me promener avec lui. Il habitait l’hôtel dont sa mère était la gérante, sur le boulevard Grosso. L’hôtel Mermonts n’était pas un palace et quand il passait devant le Negresco, il rêvait de fastes inaccessibles et imaginait sa vie future avec éclat et panache. Au Mermonts sa mère lui avait donné la meilleure chambre. Il était un fils unique et adoré. La ville de Nice avait un parfum de mimosa. La mère de Johan achetait ses fleurs et ses légumes au marché de la Buffa, resté aussi pittoresque, odorant que coloré. Les rues de la vieille ville ont un parfum sucré-salé de socca, cette espèce de gâteau à la farine de pois chiche, qui cuit dans d’immenses poêles et qu’on déguste moelleux et doré à point. Du lycée Masséna où Johan fut un bon élève, je me rendis et fus reçu par le proviseur qui accepta de me communiquer son dossier scolaire, qui était très élogieux et témoignait d’une belle réussite. J’avais complété toutes ses confidences en consultant les archives pour les étayer et les enrichir de détails généalogiques méconnus de Johan.

Je remis avec fierté mon manuscrit circonstancié, illustré et peaufiné à Johan. Je compris alors que la souffrance s’attachait obstinément à ses pas et que cette biographie ne l ‘apaisait pas. Il n’y avait pas de rédemption possible, pas d’espoir.

Il fallut tout l’art de la diplomatie et le charme persuasif de mon éditrice, Simone Gallimard, pour que mon manuscrit voit le jour dans les librairies car je n’étais pas une biographe aguerrie et surtout la dimension marketing m’ échappait. Le sujet m avait passionné et je crois bien que j’en tombai amoureuse. J’étais fière d’être arrivée au bout de ce défi. Il s’agissait d’un exercice périlleux qui ménageait souvent des surprises, sinon des coups de théâtre. L’atmosphère, d’ordinaire conviviale devenait parfois houleuse. Si je retranscrivais mal je recevais un bouquet de chardons. Par contre, quand je réussissais avec brio, je recevais une brassée de roses. Les épineux étaient souvent au rendez-vous avec Johan. Il me fallait trouver les mots justes, les faire danser, les faire vibrer. Je devenais une « passeuse de mots ». Je me suis défendue comme j’ai pu, avec mes seules armes, la sincérité, la passion. Elles étaient parfois dérisoires face à Johan résolu à utiliser l’effet choc..

Malgré les épisodes heureux, que j’ai vécus comme un cadeau du ciel, Johan me confiant un rôle important et tellement propulsant, je n’ai jamais continué dans cette voie que j’avais rêvée. Ce travail rigoureux, ne laissait aucune marge de liberté et j’étais vraiment « trop éponge » pour pouvoir prendre le recul nécessaire et ne pas me laisser envahir par les émotions . Je n’impliquais beaucoup trop. Le destin n’avait pas épargné Johan . Avant que son père ne se suicide, sa mère avait disparu tragiquement ( meurtre ou suicide, l’enquête n’avait pas abouti malgré un procès contre X diligenté par Johan). Il avait perdu, après une cruelle maladie, la femme qui l’avait élevé et avait pris soin de lui, une gouvernante catalane. Un vécu qui lui laissait des stigmates indélébiles et dont la confidence m’attaquait, me grignotait de l’intérieur.

Des années plus tard, je déambulais jusqu’au cimetière Juif où sa mère, Séraphine, a été enterrée. Hélas je n’ai jamais pu retrouver sa tombe, malgré les explications de toutes sortes que je donnais au gardien. J’ai beaucoup marché à Nice, sous la pluie et sous le soleil. Je me souviens du petit hôtel, où j’ai dormi en haut d’une rue très sombre. J’ai monté et descendu la Promenade des Anglais un nombre incalculable de fois, en essayant de retrouver cet homme incertain et rêveur qui ne cessait de se confier à moi en me demandant de répertorier tous ces récits qui décrivaient toute sa vie d’une complexité incommensurable.

Ma rencontre avec Johan a pris ,avec le temps, le relief et la couleur des songes. S’il m’est arrivé de croire que je l’avais vraiment, intimement connu, je savais aussi que je l’avais perdu.

Après cette expérience à la fois pleine de richesse, de bonheur, de découverte, de découragement, de désillusion, j’abandonnais mon projet initial de devenir biographe. Par ailleurs, j’avais toujours pressenti avoir besoin d’une certaine sécurité d’emploi et d’ une stabilité de poste, ayant très jeune, un grand désir de constituer une famille. Le métier de biographe ne m’aurait peut-être pas garantie cette assise. C’est pourquoi j’en choisissais un autre  pas si éloigné de toutes les compétences et les attraits qu’offrait le premier.

C’est ainsi que ma profession de secré taire (taire le secret) médicale en Psychiatrie, dont le rôle d’accueil fut le pilier, répondait tout à fait à mes capacités d’écoute, d’empathie, de retranscription méthodique et rigoureuse ainsi que de discrétion , dans un domaine tout à fait inédit qui est celui de la Folie.

Pendant ma carrière, ayant été amenée à assister aux entretiens médicaux de patients, en vue de la rédaction dactylographiée de leur expertise psychiatrique réclamée par la Cour d’Appel, une réminiscence du désir d’un rôle de biographe hospitalière revint me titiller. Je me voyais bien faire le récit de toutes ces histoires et d’offrir gracieusement aux patients le livre relié de leur vie.

Ainsi non seulement le patient et leurs proches auraient pu en bénéficier mais également les soignants.

Je gardais toujours en moi cet amour des confidences d’autrui que j’avais la chance de pouvoir remiser en écrin et qui m’ont fait tant souvent avancer. Je reste persuadée que mon cursus professionnel m’a réellement permis de m’épanouir et je n’ai jamais eu à regretter mon choix. Il m’est donc bien difficile de savoir ce qu’aurait été ma personne en épousant pleinement mon rêve initial.         

Le dictateur par P. Sah

J’ai su très jeune à quoi je souhaitais consacrer mon existence. Pas un rêve : une évidence.  A défaut, une vie d’écrivain m’aurait également convenu. Ou d’universitaire-chercheur. Chercheur en quoi ? Chercheur en tout. Je le saurais quand je l’aurais trouvé. La psychiatre, également, m’attirait.

Mais ma vocation première, l’activité la mieux à même d’utiliser mes énergies, c’était : dictateur.

Pas « dictateur » à la petite semaine, type Mussolini, le front bas, mâchoire en avant et amateur de défilés militaires, ivre de la ferveur des masses populaires. Non, Dictateur au sens de la Rome Antique, Cincinnatus arraché à sa charrue par la supplique du peuple, pour dire le cap, la voie juste. Pas un maniaque du Pouvoir, qui tape dans la caisse, et profite de son statut pour distribuer des prébendes à ses copains : pour ça, on a déjà les Présidents, et tous les avatars des rois, Califes, Guides Suprêmes ou Premiers Consuls.

C’est une rude tâche. Dictateur de la planète : à quoi bon gaspiller son talent en le limitant à la surface étroite d’un seul Etat ?                                   Par un processus dont le détail m’échappait, l’Humanité souffrante, prévenue je ne sais comment des talents que je pouvais mettre à son service, ferait appel à moi pour mettre fin aux problèmes dans lesquels elle se débattait.

Bizarrement, ça ne se fit pas.

Ecrivain et chercheur non plus. Ni psychiatre. 

A la place, je me rabattis sur le concours de professeur de Lettres. C’était moins exaltant, mais plus à même, me semblait-il, d’assurer mon ordinaire. On a beau avoir le dévouement planétaire, on peut aussi aimer être logé confortablement, et les menus plaisirs que procure un salaire.  J’étais sans illusions sur la grandeur de ma tâche : faire découvrir la littérature à des semi-barbares qui n’en demandaient pas tant, et n’entretenaient pas encore à l’époque leur abrutissement à coups de consoles de jeu et de commentaires affligeants sur les réseaux sociaux, mais cultivaient déjà très efficacement leur médiocrité en suivant à la télé les résultats sportifs, voilà qui ne pouvait m’apporter que de l’ ennui et des agacements. Mais il faut bien vivre, fût-ce petitement.

J’étais sur le point de basculer dans cette vie terne et répétitive. Je faisais face au Jury qui allait en décider, présidé par un Inspecteur furibard, avait-il confié à ma tutrice, que « je n’aie pas peur de lui ». Il eût attendu plus de servilité inquiète du futur serviteur de l’Etat qu’il s’apprêtait à recruter. Une plus fervente reconnaissance pour la faveur qu’il lui revenait de m’accorder.

Tu parles, Charles ! Ton job de larbin, tu peux te le remballer, si tu crois trouver preneur. C’est mal payé, peu considéré et mortellement routinier : c’est moi qui suis trop bon, à me gâcher à ces fantaisies, t’imagines la dégringolade ? De Dictateur Planétaire à torche-cervelle pour rejetons dégénérés ! Il n’imaginait pas, ne soupçonnait pas à qui il avait à faire. Jouait les terreurs, s’apprêtait à me faire la blague : « Malheureusement, je suis au regret de ne pouvoir vous accorder le Capes », pour savourer ma mine atterrée, avant de rectifier, bon prince : « Je plaisantais. », en scrutant les stigmates de mon soulagement.

Même pas cap ! La nouvelle réforme avait estimé gaspillage de l’argent public l’année de formation des stagiaires, tranquillement assis jusque-là au fond d’une classe à observer et apprendre les techniques pédagogiques d’un professeur expérimenté : désormais, on était mis illico au turbin, jugés immédiatement aptes à enseigner, on nous basculait d’un coup des théories fumeuses de la fac aux réalités rugueuses d’une classe. Ils n’allaient pas ensuite se déjuger, et recaler des gens qui avaient comme ils pouvaient déjà servi ! Et puis, le risque que m’échappent finalement ces 40 années de servitude pas tout à fait volontaire ne me paraissait pas forcément catastrophique.

Il se fit soudain un remue-ménage à l’entrée de la salle de cours. L’Inspecteur tourna la tête pour découvrir la cause du raffut, et ravala ses protestations en reconnaissant le Proviseur, qui annonça : « C’est Monsieur le Ministre ! »

Le Ministre de L’Education Nationale (et de la Recherche) franchit à son tour la porte et annonça : « C’est Monsieur le Président de la République ! ». Et Mitterrand  entra, avec son sourire du type sympa (mais à qui on ne tape pas dans le dos quand même), entouré d’uniformes et de costumes sombres. Il eut à peine un regard pour l’Inspecteur, pétrifié par le respect hiérarchique, me prit par l’épaule avec un « On vous l’enlève » sans réplique, et me conduisit dans le bureau du Proviseur.

« Ici, nous serons plus tranquilles. Asseyez-vous, je vous en prie, cher monsieur. »

Je me demandais quelles conneries j’avais pu faire pour susciter ce débarquement inattendu du sommet de l’Etat. Il me regarda un moment, l’air pensif, puis me résuma le topo.

Ça n’allait pas du tout, la planète. Ils ne s’en sortaient pas, les tensions internationales, le conflit israélo-palestinien évidemment, la pauvreté, le Sida, qu’on découvrait, les regains nationalistes un peu partout, et, on n’en parlait pas encore autant à l’époque, mais les spécialistes voyaient arriver le dérèglement climatique. Bref, si j’avais un peu de temps, si je voulais bien donner un coup de main, mon aide serait la bienvenue. Ils s’étaient réunis, les Chefs d’Etat du monde, et étaient tombés d’accord : si j’acceptais d’intervenir, toute la planète m’en serait vraiment reconnaissante. Il ne me dit pas comment ils avaient été mis au courant de mes compétences particulières, mais je ne voulus pas l’embêter avec ce détail. Donc, si j’étais disponible, on partait le soir même pour les Nations-Unies, un Transaal nous attendait sur la base d’Evreux, direction New York et la Conférence des Chefs d’Etat demain matin. Ça faisait court, on trouverait les brosses à dents et tout le nécessaire sur place. 

On est allés saluer le Proviseur et l’Inspecteur, qui a bredouillé « Et le jury de Capes, alors ?… », Mitterrand a agité la main négligemment : « Vous faites le nécessaire. Mettez-lui l’agrèg, par la même occasion, et un Doctorat. Ou deux. Mon cher Savary, je vous laisse régler les détails. Ça pourra toujours lui être utile, dans ses nouvelles fonctions : il y a des gens que les diplômes impressionnent. »

Le tour inattendu que prenaient les choses m’enlevait un peu de pression : je ne me voyais pas du tout faire mon entrée dans une classe d’ados instables, en septembre prochain. Et encore moins avoir pour quotidien, le restant de ma vie professionnelle, la correction de tombereaux de copies indigentes, les conseils de classe répétitifs et d’inutiles réunions parents-profs (cette corvée !). Remettre la planète en ordre de marche ne serait pas de la tarte non plus, mais c’était davantage dans mes cordes. Et, au moins, j’avais le sentiment de servir à quelque chose.

Face à l’aréopage des Grands de ce monde, je ne pris pas de gants, ne fis pas dans la rhétorique, ni dans la dentelle. J’annonçai la couleur. Après tout, c’était eux qui étaient venus me chercher. Dans l’ensemble ils opinèrent, il y en eut bien un ou deux pour risquer comme l’esquisse d’une timide protestation, je les fusillai du regard (pour l’exemple). Tous savaient parfaitement que c’était ce qu’ils auraient dû faire depuis longtemps, la littérature et le cinéma ne parlaient que de ça.

« Vous allez foutre un beau bordel », me glissa Mitterrand, alors que nous sortions de la salle.

Moi, il me semblait que le bordel, il était déjà là, et je ne le trouvais pas tellement beau.

Ça suivit en cuisine. Chaque pays entreprit de mettre en application les mesures que j’avais édictées. Ça fit grincer des dents, il y eut des réfractaires, voire quelques tentatives de faux-fuyants, mais ça se fit, mieux même que je ne l’aurais espéré. Fallait-il qu’ils aient la pétoche de ce qui leur pendait au nez, sinon !

Ma première mesure était la restitution du patrimoine. Il n’y avait pas de raisons que, pendant que certains se gobergeaient dans des palais de stuc et de stupre, ou se bronzaient la couenne au bord de piscines bordées de villas somptueuses entourées de paysages paradisiaques, d’autres, la plupart, végétassent sur des trottoirs crasseux, ou croupissent dans des logements miteux, minuscules et déprimants. On comprend qu’ils l’aient eu mauvaise. Une vie de chien au service de maîtres qui se roulent dans l’opulence, ça incite pas à la reconnaissance. Normal ensuite que les mal servis traînent les pieds pour une « solidarité » afin de sauver la planète et s’aimer les uns les autres. Il allait falloir apprendre à partager. 

Les accapareurs, bon gré mal gré, rassemblèrent leurs petites affaires dans la propriété qui avait leur préférence : j’avais prévenu, on n’allait pas rejouer la grande revanche de 1789 ou de 1917, pas dépouiller le bourgeois de toutes les richesses dont il s’était goinfré jusque-là, en les lui faisant payer avec intérêt. Le but, c’était : essayer de vivre ensemble. Donc, progressivement, mais rapidement quand même, que chacun, d’égale valeur, disposât peu ou prou des mêmes biens. Je laissais aux populations locales le soin de régler les applications pratiques. J’allais pas non plus tout leur mâcher.

Ça se fit, pas dans la joie et la bonne humeur, non sans grimaces ni atermoiements, mais ça se fit : on construisit des logements agréables là où il en manquait, on apprit à se répartir ce qui était disponible, une fois que chacun eut compris que tout le monde n’allait pas pouvoir habiter Versailles, ni le Taj Mahal.

Et une fois appliquée ma seconde mesure : à chacun, un salaire égal. Pas cent fois au footballeur ou au PDG ce qui est alloué à l’infirmière ou à l’instituteur. Pas quelques miettes à ceux qui nettoient les chiottes, tondent le gazon, goudronnent les routes, et festin pour ceux qui palabrent dans les « dîners d’affaires ». Le « mérite » avait bon dos, et la Loi du Marché me semblait plutôt celle de la Jungle. Que tous reçoivent également, y compris ceux qui « ne font rien », car chacun, d’égale humanité, mérite un même accès aux richesses.

Au début, bien sûr, il y eut des débordements. Cela faisait cent mille ans que ça débordait, la coupe était pleine. Les poubelles s’entassèrent aux coins des rues, les chantiers s’arrêtèrent, comme les transports en commun, les routes ne furent plus entretenues, les usines cessèrent de tourner : puisqu’ils n’y étaient plus obligés, les petites gens n’allèrent plus effectuer des tâches ingrates pour le bénéfice de ceux qui l’étaient plus encore.

Ce que voyant, à leur tour les « gros salaires » firent valoir qu’il n’y avait pas de raisons que eux continuassent. Des patrons ne se rendirent plus à leur usine. Personne ne s’en rendit compte. Mais lorsque les médecins dirent, les chirurgiens, les dentistes : « Puisque nous ne trouvons quasiment plus de pain, plus d’essence, plus de rien, puisque les quatre cinquièmes des gens ne foutent plus rien, on voit pas pourquoi nous, on continuerait à soigner … », il devint évident qu’il allait falloir s’arranger. Il y avait des métiers sympas, que tout le monde voulait faire, comme actrice ou présentateur télé, mais personne n’avait envie de ramasser les poubelles, réparer les toits, ou creuser dans les mines. Dans chaque communauté, on tint conseil pour se répartir les tâches. Il fallut bien tenir compte des compétences, et équilibrer les charges. Chacun eut tendance à tirer la couverture à soi, certains essayèrent de filouter : mais, bon gré mal gré, tous finirent par comprendre qu’il y avait des missions essentielles à remplir. Il fallait se nourrir, se loger, se soigner, disposer d’énergies. Il fallait donc élaborer un nouveau contrat social, juste et clair, qui ne soit plus fondé sur la domination et le profit, mais sur la raison et l’efficacité.

Pendant toute cette époque, je voyageai beaucoup, rencontrai toutes sortes de gens, apportai ici un coup de main pour dénouer une crise, observai ailleurs des solutions qui marchaient, et m’en allai aussitôt les transmettre. Profitant de cette effervescence novatrice, je glissai quelques autres mesures … Perdre cette manie de vouloir imposer aux autres sa façon de voir ou de faire, ses « certitudes » … Chacun peut bien s’habiller comme bon lui semble, vivre à sa façon, croire ou ne pas croire à telle entité … Quelle importance ? Il suffit de s’entendre sur quelques limites, quelques règles de base : mais discutez, les gars, discutez ! Arrêtez de vous planquer derrière une figure tutélaire, une croyance définitive : tout est à convenir entre nous.

La situation évoluait doucement. Recentrée sur le nécessaire, débarrassée des préoccupations du profit, l’activité humaine fit reculer la pauvreté et la malnutrition, améliora la santé collective, la criminalité diminua, puisqu’il ne manquait plus l’essentiel à personne, et que le voisin ne recélait pas des trésors enviables. Ce n’est pas que les Hommes fussent devenus meilleurs : c’est qu’ils s’infligeaient moins de souffrances.

Je crois que tout le monde a un peu oublié mon existence. Je ne suis plus qu’un habitant parmi les autres. Emettant, parfois, une « recommandation », énonçant une prescription. Dont bien peu se préoccupent. Les gens ont appris à penser par eux-mêmes.

La dernière patiente par Benoît Nuytten

Antoine maintint pendant de longues secondes sa main sur la poignée de la porte de son cabinet, après qu’il l’eut refermée derrière sa dernière patiente. Ce n’était d’ailleurs pas vraiment une patiente, juste une gamine qui avait oublié qu’elle devait présenter le lendemain un certificat médical pour sa licence de basket en vue du match de dimanche, et dont le père avait laissé un message sur son répondeur, disant qu’elle patienterait dans la salle d’attente tard s’il le fallait, que cela ne prendrait que quelques minutes, qu’il le remerciait… Sa dernière patiente. Au fond, c’était bien que ce fut cette adolescente pleine de vie et de projets, plutôt qu’un corps souffrant.

Il éprouva le besoin de rester debout quelques instants, immobile, comme s’il recherchait l’équilibre. Il avait préféré vivre seul ce moment, prendre son temps, être pleinement présent à lui-même pour accueillir ses émotions comme elles viendraient. Christiane comprendrait et ne dirait rien quand il rentrerait tout à l’heure. Il n’était d’ailleurs jamais rentré bien tôt toutes ces années, depuis qu’il avait vissé sa plaque trente-huit ans plus tôt dans ce chef-lieu de canton de l’Orne. Oh comme elle l’avait compris et aidé ! Et aimé.

Que ressentait-il à cet instant ? Du soulagement, de la tristesse ? Non, plutôt le sentiment étrange d’être comme brusquement amputé de ce qui faisait jusque-là l’essentiel de sa vie, comme pensa-t-il un concertiste au moment où il apprend qu’il ne jouera plus jamais de son instrument. Les sportifs parlent de « petite mort » quand ils cessent l’activité qui leur valait reconnaissance et statut aux yeux d’autrui. C’était plutôt cela, oui, le sentiment d’un vide, d’un manque que l’on sait définitif qu’il ressentait.

Il rangea son stéthoscope et son tensiomètre dans son tiroir et ferma les yeux. Il fermait toujours les yeux quand il auscultait ses patients, pour mieux percevoir les sons produits par le cœur, les bronches, les poumons, être réceptif aux sifflements, disrythmies et autres symptômes d’anomalies. Il les fermait aussi quand il procédait – presque systématiquement – à une palpation de son patient, sûr de la sensibilité de sa main et de ses doigts, de la pression qu’il exerçait pour vérifier la souplesse des tissus, la bonne place des organes, l’insertion des muscles, le jeu des articulations… Formé lors de son clinicat de médecine générale par un de ses maîtres, grand ponte de l’examen clinique, il avait profondément aimé cette forme de corps à corps qui lui en apprenait tant sur son patient. Un corps pleinement attentif à un autre corps, oui, il avait intensément aimé cette relation singulière, l’abandon confiant qu’elle supposait de part et d’autre. Cela lui manquerait, c’est sûr.

La confiance, quel beau mot ! La clef de voute de sa pratique. Il avait besoin de celle de son patient, il devait aussi se faire confiance à lui-même pour percevoir ce qu’exprime le corps ausculté, l’écouter et le toucher, bien sûr, mais aussi le regarder attentivement : la façon de se mouvoir, l’aspect de la peau, l’état du cheveu, les changements depuis la visite précédente… Plus surprenant sans doute se dit-il, le sentir ce corps, percevoir les molécules odorantes évacuées par le souffle et la transpiration, révélatrices de subtils processus biochimiques pouvant le mettre sur la piste de la maladie. Il fit une moue. Ses jeunes confrères préfèrent empiler les examens auprès de spécialistes pour obtenir des informations qu’ils ont pourtant, avec un peu d’attention et d’expérience, à portée de leurs sens. Il s’attristait de les savoir en consultation passer plus de temps à regarder leur écran d’ordinateur que leur patient, érigeant pour le coup un véritable écran entre eux. Il préférait quant-à-lui prendre quelques notes sur papier, et ce n’est que le soir que tranquillement il reportait les informations qu’il estimait utiles sur ses fichiers. C’était d’ailleurs l’occasion de repenser à chacun de ses visiteurs, parfois de se rendre compte que quelque chose lui avait échappé, de noter un point de vigilance à vérifier lors de la prochaine consultation.

Il aura bien l’occasion de pratiquer encore son art si on le sollicite pour remplacer un confrère empêché. Il pourrait aussi prendre des gardes comme capitaine-médecin du poste de pompiers volontaires de la commune. Il a au moins la satisfaction de ne pas abandonner sa patientèle, la mairie avait bien fait les choses avec la maison médicale toute neuve et bien conçue qui avait séduit Loïc, son successeur et Elena, médecin venue de Roumanie, parfaitement formée, ainsi que deux infirmières et un kinésithérapeute. Cela lui avait évité le sentiment de culpabilité que ressentaient beaucoup de confrères à l’heure de dételer.

L’obscurité avait envahi la pièce, faisant disparaître peu à peu le cadre de toute une vie. Les bruits de l’extérieur ressortaient davantage, comme les coups de sifflet qui rythmaient l’entraînement des cadets au stade de foot voisin. Antoine pensa à ces jeunes qu’il connaissait presque tous, à ce qu’ils allaient devenir, aux familles qu’ils fonderaient, aux métiers qu’ils exerceraient… 

À leur âge, pourquoi lui-même avait-il choisi d’être médecin ? Ses parents avaient été bien déçus qu’il ne reprenne pas la quincaillerie familiale, créée par son arrière-grand-père, une belle affaire qui lui était destinée, lui le seul fils précédé de deux sœurs nettement plus âgées qui avaient choisi l’enseignement. 

Antoine revoit le visage de Lounis, son copain d’école : deux grands yeux rieurs dans une bouille mate toute ronde, entourée de boucles noires. Il revoit Lounis et son frère Malik, dont l’histoire l’avait bouleversé, forgeant chez lui, au seuil de l’adolescence, la ferme résolution de devenir médecin. Être médecin : plutôt qu’un rêve une promesse qu’il s’était faite, à laquelle il avait été fidèle.

Lounis est l’aîné de six enfants. Son père Ibrahim, manœuvre à la cimenterie, parle très mal le français et sa maman, venue en France après lui, pas du tout. La famille vit dans la dernière maison de la Cité du « petit Maroc », une maison sans confort, humide et froide. Au cours de l’hiver 1962, il fait justement très froid, et ce 31 décembre le petit Malik, deux ans, après avoir beaucoup toussé et transpiré, ne fait plus aucun bruit, sa petite poitrine ne se soulève presque plus, sa peau, désormais sèche et comme transparente, laisse voir un réseau de petites veines bleues. Il a fermé les yeux et ne réagit pas aux paroles inquiètes et aux gestes maladroits de ses parents.

Il n’y pas le téléphone à la maison. Ibrahim n’a que son vieux vélo et l’hôpital, où il n’est jamais entré et qui lui fait peur, est à l’autre bout de la ville.

Lounis, malgré son épouvante, demande à son papa de bien envelopper Malik dans une couverture et de venir avec lui. Il sait que sur la route de l’école la belle maison est celle du docteur, il l’a lu sur une plaque, brillante comme de l’or. Ibrahim s’exécute et les deux silhouettes s’enfoncent dans la nuit.

Derrière les lourds rideaux occultant les fenêtres de la grande maison on perçoit de la lumière. C’est Lounis qui sonne, c’est lui qui parlera.

C’est une dame qui ouvre. Elle laisse à peine parler le petit garçon et sans manifester de surprise ou de contrariété les fait aussitôt entrer. Il fait si froid dehors et si bon dans la maison. La belle grande porte refermée, ils perçoivent de l’animation, des rires, de la musique, une bonne odeur de cuisine.

La dame les laisse seuls. Ils n’ont pas le temps de s’asseoir sur les chaises disposées dans l’entrée qu’un homme mince de grande taille, aux cheveux blancs comme neige contrastant avec sa belle tenue noire, les rejoint. Il se saisit délicatement de Malik, le regarde quelques secondes en plissant les yeux et l’emporte vivement dans une pièce à droite de l’entrée qu’il éclaire en entrant, entrainant Ibrahim et Lounis dans son sillage.

Il pose Malik sur une espèce de lit étroit, le démaillote, promène un drôle d’appareil relié à ses oreilles sur son petit corps malingre, regarde sa gorge et ses yeux avec une lumière, déplie ses petits membres, lui passe les mains sur le ventre, autour du cou, enfonçant un ou deux doigts à certains endroits tout en posant des questions auxquelles Lounis tente de répondre aussi bien qu’il le peut. Lounis et Ibrahim comprennent aux gestes rapides du docteur et à son air soucieux que c’est grave.

– votre enfant est en danger, son état est inquiétant, je ne peux rien faire ici tout de suite, je l’emmène à l’hôpital.

Il décroche le téléphone de son bureau. La sonnerie retentit dans la pièce de l’autre côté de l’entrée en même temps que cessent les conversations :

– sors la voiture s’il te plaît, et surtout continuez sans moi, à tout à l’heure.

Malik aussitôt rhabillé et serré dans une chaude couverture, le docteur emmène ses visiteurs à vive allure à travers les rues de la ville à cette heure-là déserte. Il le veillera à l’hôpital toute la nuit, venant à plusieurs reprises informer et rassurer Ibrahim et Lounis qui attendent dans la salle d’attente : l’état de Malik s’est stabilisé, puis il va mieux, il a demandé son papa et sa maman et vous pourrez bientôt venir le voir, enfin il restera deux ou trois jours en surveillance à l’hôpital et à sa sortie Lounis devra passer à son cabinet afin de prendre un rendez-vous pour Malik.

Ibrahim serrait dans sa poche son portefeuille avec ses économies et le montra au docteur, craignant de ne pas avoir assez d’argent pour le payer. Le docteur refusa avec douceur, disant en souriant que cela serait vu plus tard avec l’hôpital, pas avec lui et qu’il ne fallait surtout pas s’inquiéter. 

Il faisait jour lorsque le docteur raccompagna Ibrahim et Lounis chez eux avant de rejoindre la grande maison.

Lounis, le copain d’Antoine, est devenu médecin réanimateur et ils sont toujours en relation.

Malik est pharmacien, Amar le petit frère est ambulancier, Daouia, Halima et Nafissa, les trois sœurs, sont respectivement psychologue, infirmière et ingénieur.

C’est à eux que pense Antoine, alors qu’un étrange et doux sentiment de plénitude et de bonheur le saisit.

Note : ce récit d’un médecin qui, sollicité par un papa immigré, abandonne son réveillon de nouvel-an pour conduire à l’hôpital un bébé très malade et le veiller toute la nuit, et ainsi sans doute le sauver, est inspiré d’une histoire qui s’est réellement déroulée il y a quelques décennies dans une ville ouvrière du Nord de la France. Le petit malade et ses frères et sœurs ont réellement fait de brillantes études, la plupart dans le domaine médical.

Endosser le costume par Christian Deschere

J’ai rarement l’occasion de regarder dans le rétroviseur, sauf en conduisant. Porter un costume trois pièces, deux à quatre fois par an, compte-tenu de mon style de vie n’en porte guère la marque. Plutôt des vestes décontractées bien qu’ayant de la compassion pour cet ensemble avec cravate ou bien pour le port du kilt. Également pour le nœud double ou simple, mais serais-je encore capable de nouer une cravate ? Ainsi équipé de pied en cape, je me campe devant le miroir et m’examine. Le concert devrait bien se passer me dis-je, tout en contemplant mon habit. A première vue rien ne cloche. Histoire et préhistoire d’une enfance, pour ainsi dire réfléchie. Qu’est-ce que je peux comprendre d’un corps costumé ? Dans quel état d’esprit aborder l’entéléchie des choix qui ont conduit, détourné, retourné le potentiel d’un enfant rêveur ? Poisson pilote d’une mère bretonne en compagnie de laquelle je rougissais à la moindre occasion, sentant mes joues s’empourprer lors des rencontres au moment des courses en ville. Ne pensant pas appartenir à la crème de la crème, l’exhibition au regard de tous ces questionneurs, m’aplatissait. Au rituel du : Que tu feras plus tard ? le temps que j’ose avancer une réponse, mes interlocuteurs avaient déjà donné la leur. Rien ne vint ensuite abonder le « Peut mieux faire » d’un habitué de la « pôle position » : faire plus pour qui et surtout pour quoi ? L’aviation en ces temps d’après-guerre avait ses héros, comme le catéchisme ses « Lambaréné » qui signifie : « Essayez donc » ; ilsm’ont fait entrer dans le Grand cirque. Enfant curieux, sur le refus, désireux d’échapper au récit d’autrui, j’effaçai donc toute trace d’injonction arbitrale. Aventurier dans l’âme qui sait ce que je serai devenu à suivre les Beethoven, Bach, Monfreid, Kessel, Rebuffat, Cousteau, Saint-Exupéry, Dostoïevski ou Gandhi de mémoire. Un seul écueil inconnu alors, le capital culturel savamment étudié par « Bourdivine ». Chacun son viatique. Au fond, déjà observateur, je ne me voyais bien assembleur de talents. Le cinéma comporte cet aspect de révéler celui des autres, sans faire écran. Il m’a toujours habité. Quelques réalisations, trois à mon actif, ponctuent des collaborations. J’apprenais vite sans efforts et fort têtu pour suivre et défendre ma ligne imaginaire. C’est ainsi que j’ai pu donner le change tant que les résultats attendus étaient au rendez-vous. Le sport de montagne dans une embardée funeste pour la réalisation de mes ambitions redistribua les cartes. Quoi que j’ai touché, j’en fît mon miel mais sans entrer dans la compétition de ce qui était « bon » pour moi. Aîné d’une lignée paternelle commerçante, je n’était jamais là où on m’attendait : critique et caustique, avant l’heure. Transfuge de classe et « bifurqueur » me sont familier. Pas question de déroger à ma recherche à temps perdu du « connais-toi, toi-même » ? Un tant soit peu ai-je exercé ma curiosité en divers monde. Alors sous quelle étoile suis-je né ? Briller avec ce que les autres me souhaitait, non merci. Et dans quelle bouteille aurais-je mis ma réussite ? J’inspirais confiance face à l’autoritaire surdité des adultes. Entraîneur-éducateur de natation et de water-polo dès 15 ans, j’ai gardé l’idée des succès d’objectifs sportifs et d’organisation des temps festifs suivants en groupe. Créateur du journal de mon lycée, J’ai gardé l’idée professionnelle qui sous-tendait cet engagement. Depuis, j’ai rédigé nombre d’articles et réalisé autant d’interviews, façon entretien non directif… Aux bourses Zélidja refusées sous des prétextes fallacieux, oublieux du conflit israélo-arabe toujours enkysté, nous décidâmes par pairs de nous retrouver en un point du moyen-atlas. Un tour de Méditerranée, sans Ithaque avec pour fil rouge, l’architecture vernaculaire du Maghreb et la politique de Mohamed V ; puis pousser vers les Kibboutzim. Quatre mousquetaires seront donc allés chercher l’humanité qui sommeillait en eux, sans visiter Zellidja Boubker. Rien de tracé ni de linéaire dans ces choix hormis le fait de découvrir par soi-même la réalité du monde et ses berceaux. Fauré, lui, prenait un piano et un violon. Si la crêpe dentelle a une saveur d’enfance, le pain azyme (sans levain) a un goût d’Égypte et de voyage, l’une et l’autre sempiternels. La vitesse du mouvement qui vient jusqu’à vous dans le geste courbe de la crêpière importe autant que celui du mirliton qui jongle la pâte pour donner forme à la galette. Si j’étais resté chez les Berbères serais-je éleveur ou roi du pétrole ? J’ai fini par me civiliser au contact d’indigènes de tous poils, d’enfants des rues, de mères perdues dans un flux de langues et de couleurs magnétiques. Entre cocaïnomane européen et prostituée blanche, je fûts jeune français en Levis, intéressé à me fondre dans une altérité étrangère à mon éducation. Pourquoi rentrer ? A la lumière de l’Atlas, l’air et le temps de mon émancipation choisie s’opposait à la pratique dite des : « charrettes », étymologie lointaine qui renvoie au travail intense dans les écoles des Beaux-arts et d’architecture, alors organisées par le corps enseignant. Ce rite de passage en investissement total dans l’optimisation d’un rendu au mépris du sommeil et de sa santé faisait partie de l’apprentissage. Facétie extravagante, déterminisme entravant ! Le périple de trois mois Mare Nostrum à vivre l’histoire de l’art et côtoyer trois jours durant ses traces à Volubilis, dans la fournaise d’un été, ont sans doute décidé de la portion que j’occuperai dans la vie, sans réaliser l’ensemble de mes potentialités ni combler mes lacunes. Une motivation à coordonner ce qui n’est pas pensé par d’autres m’a désigné un travail, où un temps, la transdisciplinarité avait un sens. j’ai nommé l’urbanisme, ses Utopies de ville, sa couverture de besoins pour tous. Toit, toi, mon toit… J’y voyais une mise en cause de l’aspiration unique pouvant mettre un terme à l’exploitation multiple. Car j’ai pu connaître dans ma chair ce que la révolution industrielle a imprimé aveuglément comme dépendance à une jeunesse : la machine proposée aux hommes et paysans pour un travail à la chaîne et à la peine. Ces cols bleus : ouvriers, contremaîtres m’apprirent la fluidité, le savoir-faire, différents de la posture du maître des forges, que j’ai pratiqué plus tard, droit dans son impatience et sa faculté à devoir dissimuler la crasse sans gérer la chose publique. Loin du désert, J’irai comme un cheval fou que réalisa Fernando Arrabal, m’arrive encore en écho à la civilisation.

« Plus tard, je serai écrivain » par Marie-Laure Schisselé

Hugo a trente ans, il est professeur de français dans un lycée de Seine-Saint-Denis où il a été nommé il y a six ans, à la fin de ses études supérieures. Il a trente élèves par classe, parfois plus, et il s’ennuie. Célibataire, quand il rentre chez lui, il s’ennuie encore. Chaque soir, quand il a fini de diner, il s’installe dans l’un des fauteuils du salon, son verre de vin à portée de main et son imagination s’envole vers son enfance.

Du genre chétif, Hugo ne jouait jamais avec ses copains. D’ailleurs, il n’avait pas de copains. En revanche, il se trimbalait souvent un livre à la main, plongé qu’il était dans l’œuvre d’Alexandre Dumas, s’enivrant des exploits de d’Artagnan. Puis il était passé à la lecture de Jack London, l’aventurier à la fibre sociale, avant de s’attaquer, plus grand, à Balzac et à Zola. À part l’école où il allait à reculons et toujours à l’écart des autres élèves, c’est sa mère – une jeune veuve – qui lui tenait compagnie. Il s’en trouvait bien. 

À présent, du haut de ses trente ans, il se souvient encore avec délice des goûters qu’elle lui préparait : un chocolat chaud et des madeleines au ventre bien rond. Il profitait de ce que sa mère était à la cuisine et ne le voyait pas pour plonger le nez dans son bol et s’enivrer des effluves de son brevage. Il s’enhardissait parfois à y tremper la langue, la saveur renforçant son plaisir. Très peu sucrée, sa boisson gardait le goût amer du chocolat et c’est ce qu’il aimait.

La mère, voyant la passion de son fils pour la lecture, ne manquait jamais d’allumer la télévision à l’heure d’Apostrophe, l’émission littéraire de Bernard Pivot, unique soir dans la semaine où Hugo avait le droit de rester tard devant le petit écran. C’est lors d’une de ces soirées que le jeune garçon eût comme une illumination : « Plus tard, je serai écrivain ». Quelle fulgurance ! L’idée était si évidente qu’il ne voulût pas en parler à sa mère, de peur qu’elle ne jouât les rabat-joie. Se dire qu’il avait bien le temps de se confier le rassura sans pour autant calmer la culpabilité qu’il éprouvait face à ce mensonge par omission. Et à sa mère en plus, celle par qui tout devenait toujours possible !

Il n’avait pas tenu longtemps et un vendredi soir, à la fin d’une nouvelle émission d’Apostrophe, il avait lâché le morceau. Il s’étonnait encore de la réaction de sa mère. Un ni ni. Ni scepticisme ni encouragement, elle lui avait simplement dit qu’il lui faudrait sortir de son isolement, qu’il devrait apprendre à aller vers les autres, à solliciter, à remercier, à sourire et être aimable. Hugo en aurait pleurer. « Tu parles d’un compliment ! », s’était-il dit, tout en se demandant pourquoi sa mère ne lui avait pas parlé plus tôt de ses points faibles. Pour autant, la déception n’avait pas duré longtemps.

Un soir, pendant le dîner, la même lui avait demandé s’il savait ce qu’était une dédicace. Devant l’ignorance de Hugo, elle avait décrit les rencontres organisées autour d’un auteur pour qu’il paraphe les livres achetés en sa présence. Ils habitaient le treizième arrondissement de Paris, riche en librairies et plusieurs d’entre elles organisaient ce genre de rencontres ; la mère y entraînait son fils. L’adolescent était fasciné. La première fois, il aurait bien aimé se glisser derrière l’épaule de l’auteur pour voir ce qu’il écrivait, mais celui-ci était sur une estrade et seule montait la personne qui, le livre à la main, voulait le faire dédicacer. Par la suite dans d’autres librairies, Hugo se mettait dans un coin pour être tranquille et rêvasser. Il se voyait, devenu grand, à la place d’un de ces écrivains, paraphant ses romans à lui. Car il écrirait des romans, c’était décidé.

En attendant, il était le meilleur de sa classe en français et il mettait une fougue toute particulère à rédiger ses rédactions, régulièrement lues devant les élèves par l’enseignant. Le baccalauréat en poche, Hugo entreprit comme il se doit des études de lettres. À l’issue de son master, il fut nommé dans ce lycée de Seine-Saint-Denis où il s’ennuie. Il n’écrit pas. Il n’a jamais écrit. Il ne se remet pas de la mort de sa mère. Cette dernière est tombée gravement malade alors qu’il terminait ses études et il s’en est occupé jusqu’au bout, lui consacrant tous ses instants.

Aujourd’hui, Hugo se morfond. Il ne se détend que le soir, après le dîner, quand il replonge dans ses rêveries. Il est romancier, il commence à être connu, il est invité dans des salons littéraires où, à son tour, il dédicace ses livres. Écrivain à succès, les librairies de son quartier se l’arrachent. Au cours de ses élucubrations, il est une séquence qu’il affectionne tout particulèrement et qu’il reprend sans cesse, celle où une jeune femme séduisante s’approche de lui et, tout feu tout flamme, lui déclare qu’elle a lu tous ses livres qu’elle adore, qu’elle n’a jamais rien lu de mieux. Il se voit rougissant. Ils ne sont pas seuls et la femme parle fort, mais il n’est pas gêné. Elle lui plaît et il décide de trouver le moyen de l’inviter à dîner. Curieusement, à chaque fois, la rêverie ne va pas plus loin. Dans la réalité, Hugo n’est pas marié et il vit seul. Sans doute à cause d’un lien trop fort avec sa mère – c’est un psychiatre qui le lui a fait comprendre un jour – et l’apparition fantasmée lui fait trop mal.

Heureusement pour lui, ses rêveries ont d’autres objets. Au début, l’écrivain qu’il imagine être n’a pas voulu abandonner ses élèves du 9-3, mais il ne travaille plus qu’à mi-temps ; il s’est trouvé un joli petit appartement en plein Paris, propice à son inspiration. Mais le succès venant, il rêve à présent d’abandonner l’enseignement pour ne se consacrer qu’à l’écriture et de vivre pour moitié dans la capitale, pour l’autre dans un mas acheté par lui en Provence. Chaque soir, il y est. De la maison, il n’aperçoit que la façade en pierres roses et aux volets bleus, mais c’est surtout sur la garrigue qui l’entoure qu’il s’attarde. Il sent, il admire toute cette végétation broussailleuse dans laquelle des pins semblent cloués au sol et où le vert foncé et le jaune dominent. Elle l’attire, mais en même temps il lui trouve un côté hostile. Elle est peu élevée, resserrée, et Hugo devine tout ce qu’elle renferme d’agressivité, ses arbustres résistant à la sécheresse, ses mille et une épines, ses chardons aux magnifiques couleurs, mais bardés de piquants. Mais c’est beau et Hugo ne s’en lasse pas.

À cette évocation, elle aussi fréquente, le jeune homme sort de sa rêverie. La différence avec la réalité est trop forte, trop violente. Il rejoint son lit au plus vite, il veut dormir pour oublier. Ses dernières pensées vont à sa classe de français, bien réelle, et à l’élève brillant qu’il a cette année. Pourquoi ne serait-il pas écrivain plus tard ? Cette perspective le réjouit d’autant plus qu’il se dit qu’il y aura contribué. Un nouveau rêve, éveillé cette fois.

Une vie de chien par Soazig Le Bihan

Ma maitresse me comble d’affection et de câlins. Elle sait me caresser dans le sens du poil et m’enchante de sa voix douce et énergique, particulièrement quand elle me fait la lecture. Comme elle est professeure des écoles et tient à exercer son métier à la perfection, elle prépare ses cours pour les petits en répétant ses textes, contes pour enfants, historiettes à niveau des cours préparatoire et me fait profiter de son impeccable diction.

Quand j’étais jeune, tout cela me projetait dans un futur aventureux et héroïque qui remplissait ma petite tête de basset.

Bien naturellement, mon attention accrochait davantage lorsque mes congénères étaient au centre de la lecture. C’est ainsi que j’ai d’abord voulu devenir chien des pompiers. J’aurais aimé intervenir à côté de ces hommes et femmes tout de cuir noir vêtus, portant casques étincelants, sautant dans des camions rouge, faisant hurler la sirène, montant l’échelle à toute bringue et maniant la lance à eau avec habileté. Sauver des êtres humains, leurs chiens, leurs chats et tout animal -car je ne suis pas raciste- aurait combler ma nature altruiste. Hélas, les rares fois où j’ai eu l’occasion de croiser le feu, ce n’était que branchage et vieux papiers que les voisins faisaient brûler. 

Mes rêveries tournaient en rond et me conduisaient à une grande frustration. Comment exploiter mes talents exceptionnels ? Vous l’ignorez peut-être mais les chiens possèdent un odorat un million de fois plus puissant que celui des hommes ! Chien des douanes, ça c’est un métier ! Lorsque nous sommes revenus du Maroc, ma maîtresse et moi, je les ai vus en action, les douaniers de l’aéroport tenant leurs labradors en laisse. Métier utile à l’humanité aussi bien qu’aux animaux de compagnie : les drogués ne font pas de bons maîtres, n’assurent pas la pitance quotidienne, plus préoccupés de trouver leur dose que d’assurer l’alimentation, les soins et la sortie des pipis-cacas. Je me voyais bien, malgré ma taille basse, utiliser mes compétences de fin limier, détecter les terpènes des plantes de cannabis, florales ou fruitées ou terreuses, extirper la valise odorante de hash ou tirer par le bas du pantalon le voyageur qui planquait la drogue dans son slip. Avec les honneurs de la presse, s’il vous plait, un article dans Le Parisien avec ma photo ne m’aurait pas déplu.

Les vacances d’hiver m’ouvraient des perspectives lorsque nous allions faire du ski, ma maîtresse et moi. Je n’ai pas la prétention d’être un Saint-Bernard, par ailleurs tout à fait ridicule et passé de mode avec son tonnelet de rhum autour du cou, mais sauver des vies, extraire des corps encore vivants ensevelis sous la neige m’enthousiasmait. Grâce à mon ouïe fine, percevant les ultrasons, j’aurai pu repérer les cris des skieurs victimes des avalanches. Las, ma maîtresse, de médiocre niveau deux étoiles ne quittait pas les pistes balisées et aucune occasion ne s’est présentée pour exercer mes talents.

 J’ai 9 ans, soit l’âge de la retraite en années-chien. Si j’avais accompli mes rêves de chiot, j’aurais pu me consoler en contemplant mes récompenses que ma maîtresse n’aurait pas manqué de disposer près de ma niche : des médailles de sauveteurs, des coupes en or ou argent du basset le plus courageux, un recueil d’articles de journaux, pourquoi pas un livre regroupant mes exploits ! Au lieu de quoi, je me traîne dans la maison, l’arrière-train perclus de rhumatisme lancinant, le pelage piteux et la peau irritée, trouée de plaques rouges. Ma maitresse vieillit aussi, le moral en berne sous la menace de travailler jusqu’à 64 ans. Mais je suis là pour elle, je m’enfouis dans ses bras pour la réconforter quand nous sommes devant la télé. Finalement, je fais de l’accompagnement psychologique, de bon niveau, je trouve, car je réussis à la faire sourire et même rire quand je la lèche sous le menton pour la remercier de ses chatouilles. A son tour, elle me dit : merci, court sur pattes !

La glisseuse de danse par Karine Wyn

De la télévision allumée s’envolèrent les premières notes de la Marseillaise. A l’écran, une jeune fille sur la plus haute marche du podium serrait dans ses main un bouquet de fleurs et une peluche à l’effigie des jeux olympiques d’hiver de Salt Lake City. La sportive brillait de mille feux : son sourire rayonnait, la médaille d’or autour de son cou étincelait, son justaucorps pailleté reflétait la vive lumière des projecteurs et dans ses yeux scintillaient des larmes de bonheur. Kareen venait de remporter l’épreuve individuelle féminine de patinage artistique.

Le reportage se poursuivait par une interview de la championne olympique à son domicile. Le journaliste, Jérôme Daquin, lui demandait comment était née sa passion pour le patinage artistique.

– « Rien ne me prédisposait à la pratique de ce sport. Mon père regarde les grands prix de formule 1 les dimanches avec mon oncle, mais le reste de l’actualité sportive l’intéresse peu. Ce qu’il aime, ce sont les voyages et il nourrit depuis l’enfance une passion pour les États-Unis. D’où mon prénom : ma mère souhaitait me prénommer Karine mais mon père a insisté pour une orthographe différente, qui sonnait plus américaine selon lui. Alors imaginez ma fierté, maintenant, d’avoir remporté une médaille d’or à Salt Lake City, c’est très symbolique pour moi. Et cela me fait oublier mon échec à Nagano. Ma mère, quant à elle, est professeur de lettre classique et passionnée d’archéologie, rien à voir avec le patinage ! Enfant, elle a fait de la danse classique et c’est tout naturellement qu’elle m’a inscrite très tôt à l’école de danse de notre village. Mais celle qui m’a vraiment fait découvrir le patinage artistique, c’est ma grand-mère maternelle. Elle ne manque aucune retransmission télévisuelle. C’est amusant de la voir s’émerveiller comme une petite fille devant les costumes, la technique et la grâce des concurrentes. Depuis mon plus jeune âge, c’est notre grand plaisir de se retrouver toutes les deux pour regarder les épreuves. Ma passion, c’est à elle que je la dois. A trois ans, je lui ai déclaré que plus tard, je serai « glisseuse de danse ». Cette expression enfantine, spontanée et plutôt poétique est restée gravée en moi. C’est devenu un objectif à atteindre. »

Jérôme Daquin enchaine : 

– Justement, quel a été votre parcours pour devenir « glisseuse de danse » ?

– « Vous vous en doutez, il n’a pas été simple, il a demandé de nombreux sacrifices, de ma part mais surtout de la part des membres de ma famille, sans eux je ne serais pas là où je suis, je leur dois beaucoup et toute une vie ne suffira pas à les remercier. A mon entrée au CP, j’avais envie de faire du piano, de l’équitation, du patinage artistique et de continuer la danse classique. Évidemment, mes parents m’ont demandé de choisir, mais à l’époque je ne comprenais pas pourquoi il m’était refusé de tout faire. Je me souviens parfaitement de mon sentiment de frustration. Maintenant, il m’arrive de penser que si j’avais fait un autre choix, qui sait, j’aurais pu devenir pianiste concertiste ou championne de saut d’obstacles ! Toujours est-il que j’ai choisi le patinage mais cela posait des problèmes logistiques : la patinoire était en ville à une demi heure de route, mes parents travaillent et ne pouvaient pas m’emmener… Heureusement, ma marraine, ma bonne fée, habitait juste en face de la patinoire, il a donc été convenu que je passerai mes mercredis avec elle et qu’elle m’accompagnerai au cours. Grâce à elle, j’ai pu découvrir une activité qui m’a immédiatement plu et motivé. Après, nous allions nous balader en ville, visiter des musées, assister à des spectacles. J’étais parfois fatiguée mais cette effervescence urbaine m’excitait au plus haut point. J’ai un souvenir merveilleux de ces journées avec ma marraine. Les années suivantes, ce n’est pas un mais plusieurs cours par semaine auxquelles j’étais inscrite. Ma mère pestait de plus en plus sur les nombreux trajets que cela occasionnait. Avec mes deux soeurs en bas âge, c’était très difficile pour elle. Puis un jour, mes parents nous ont annoncé que nous allions déménager à Chamonix, ma mère venait d’obtenir sa mutation à la cité scolaire Roger Frison-Roche. C’est là que j’ai poursuivi mon cursus scolaire en section sport études. La patinoire était désormais à dix minutes à pieds de notre appartement et j’y passais tout mon temps libre. J’aimais particulièrement le crissement des patins sur la glace immaculée, la fraîcheur qui remontait le long de mes jambes après une intense séance d’entraînement, la sensation de légèreté lorsque je tournoyais, les joues rougies par l’effort et l’air frais. Les entraînements étaient durs et sans répit, je ne pouvais jamais sortir avec mes amis le week-end, toujours occupée par des compétitions. J’ai dû renoncer à des vacances en famille plusieurs fois. Mais toutes ces privations en valaient la peine, je ne regrette rien. »

Une main attrapa la télécommande et appuya sur le bouton pour changer de chaîne.

Dans une salle de classe, des élèves de CP terminaient de recopier les lettres cursives écrites au tableau. La maîtresse passait dans les rangs pour, ici corriger la position d’un crayon, là rappeler le nombre d’interlignes pour la queue du y, ou encore s’assurer que le e ne ressemblait pas à un l miniature… Elle leva la tête vers les fenêtres ouvertes à travers lesquelles une brise légère se faufilait. Les cocotiers balançaient leurs palmes sur un ciel dégagé. Au loin sur le lagon des adolescents s’affrontaient dans une course de pirogue. Maîtresse Karine se tourna vers le petit garçon qui l’appelait et pendant qu’elle l’aidait à gommer, elle suivait les arabesques du dernier tatouage qu’elle s’était offert sur le bras. Les lignes dansaient sur sa peau au même rythme que les mouvements de sa main. Cela lui plaisait. Cet archipel, elle l’avait depuis toujours dans sa peau de métropolitaine. Petite, quand on lui posait la question, elle répétait que plus tard elle serait institutrice en Polynésie française. Quelle idée ! Mais voilà, elle avait suivi ses rêves et ne le regrettait absolument pas.

On zappa à nouveau plusieurs fois. Sur l’écran du téléviseur, le multivers défilait dans un mélange confus d’images, de chemins empruntés, de rêves suivis. Puis le tourbillon s’arrêta sur un clavier d’ordinateur. Karine venait de mettre fin à son texte pour le prochain atelier d’écriture. Quand elle était petite, à l’école, les professeurs demandaient toujours de remplir une fiche avec son nom, son prénom, la profession du père, de la mère et ce que l’on aimerait faire plus tard. Karine répondait invariablement qu’elle serait soit professeur soit bibliothécaire. Elle ne savait pas encore qu’il existait un métier alliant ses deux envies, celui de professeur-documentaliste. Trente ans plus tard, elle partait tous les matins au travail en réalisant sa chance de pouvoir exercer ce métier. Elle se retourna vers le canapé ou étaient installés ses deux enfants. L’un dessinait, l’autre était plongée dans un magazine de cuisine pour la jeunesse. Et eux, quels étaient leurs rêves ? Allaient-ils les suivre ? Dans un élan d’amour indicible, son coeur lui souffla que son rêve absolu, elle l’avait sous les yeux. Le patinage artistique et la Polynésie française pouvaient aller se faire voir, sa vie actuelle avec ses deux trésors, elle ne la regrettait pour rien au monde !

Rêves d’enfant

Sans vergogne, j’emprunte cette proposition d’écriture aux réseaux sociaux, où il n’est pourtant pas toujours simple de trouver des sujets dignes d’intérêt. Mais celui-là vaut son pesant de cacahuètes : « Quel métier feriez-vous aujourd’hui si vous aviez suivi votre rêve d’enfant? ».

Merci à l’internaute inconnu (J’ai oublié son nom, c’est le problème avec internet : on va trop vite), qui a eu la fulgurance de rédiger ce « post » génial.

A dire vrai, le génie de cette phrase n’est sorti qu’à contretemps de la petite lampe à huile qui éclaire par moments mon esprit. Donc, je vous propose cette fois un thème, à peine modifié, mais qui s’en inspire grandement : « Que seriez-vous aujourd’hui si vous aviez suivi votre rêve d’enfant? » J’ai volontairement mis de côté le métier ou le travail dans la mesure où plusieurs d’entre celles et ceux qui oeuvrent dans cet atelier sont retraités. Mais ma proposition vaut aussi pour ceux qui travaillent encore. Quant à celles et ceux qui ont la chance d’être retraités, ils savent bien que s’ils avaient suivi leur rêve d’enfant, ils ne seraient pas tout à fait les mêmes retraités.

A moins qu’il n’aient vraiment suivi leur rêve d’enfant. Dans ce cas, leur récit nous sera précieux.

Alors, évidemment, vous êtes invités à écrire tout cela en utilisant vos cinq sens, ce qui n’est pas simple, mais faisable. La preuve, je vous l’apporte en vous contant ce que j’espérais devenir un jour, alors que j’étais enfant.

C’est bien sûr sans rapport avec le métier de journaliste que j’ai pratiqué pendant quelques décennies, et je vais l’évoquer pour vous sans regret aucun à part celui du temps qui passe. Ça s’appelle (je laisse le titre en minuscules, afin que l’on ne confonde pas mon texte avec vos contributions) : « Chienne de vie, au début ».

Dans les plus lointains de mes souvenirs – je suis presque septuagénaire – je me revois, bambin d’environ trois-quatre ans, en barboteuse, très tendance chez les enfants de mon âge à cette époque, les années 50, me promenant avec ma mère.

Je dis « me promenant », car pour moi, c’était de la promenade. Pour ma mère, il s’agissait le plus souvent, et plus prosaïquement aussi, de faire les courses. Nous étions quatre enfants, mas mère n’allait pas tarder à nous adjoindre une cinquième. Quant à mon père, cadre dans les textiles du Nord, nous ne voyions que le soir.

« Faire les courses », dans ces années-là, avait des airs d’expédition : ma mère ne conduisant pas, il fallait prendre le car de la campagne à la ville. Une fois à destination, ma passion pour les chiens donnait toute sa mesure.

J’avais en effet pris l’habitude de m’adresser à tous ceux que nous croisions. « Bonjour, comment tu t’appelles? Moi c’est Jérôme… »

Lors de mes premières approches, ils me répondaient de temps en temps, : « Médor », « Fido », « Milou »… Il y en avait même un qui s’appelait « Rintintin ». Si, si, je vous jure que c’est vrai, je les ai entendus distinctement.

La preuve : je m’en souviens, c’est vous dire.

Toutefois, alors que j’étais rodé à la pratique du dialogue canin, le chiens se mirent de plus en plus souvent à me répondre « wouf » ou « ouaf », voire « grrr ». Mais à la réflexion, j’ai vite compris qu’il ne s’agissait sans doute pas de leurs vrais noms. J’avais un peu grandi.

Pour ma mère, évidemment, ma petite manie allongeait considérablement la durée des emplettes. Et elle était contrariée, pour deux raisons : il ne fallait pas rater le bus, d’une part, et elle avait pas mal à faire à a maison, d’autre part.

Je sentais bien une pointe d’agacement dans sa voix quand elle me disait : « Jérôme, nous avons un bon chien à la maison, et tu joues souvent avec lui. Ça ne te suffit donc pas? » Non. Je voulais plus que jouer. Je voulais savoir qui étaient ces quadrupèdes au regard si humain, souvent heureux de croiser inopinément à un coin de rue un petit môme qui leur prodiguait caresses et chatouilles, et qu’ils pouvaient gratifier de grands coups de langue et de reniflements bruyants.

C’est vrai, parfois, ils ne sentaient pas très bon – les croquettes pour chien n’existaient pas encore – leur odeur étant tributaire de ce qu’ils mangeaient chez leurs maîtres : des restes des repas de famille ou des déchets de viande que les bouchers d’alors donnaient gratuitement à leurs clients, emballés dans du papier journal. La pluie, vous vous en doutez, n’arrangeait pas…

Le bruit de leurs repas n’était d’ailleurs pas celui d’aujourd’hui. On n’entendait généralement pas de croustillement sous les molaires des toutous, saut en cas d’os à ronger, mais plutôt les grands « chlurps ! » façon Jacques Brel, mêlés des échos d’une mastication assidue associée à la respiration de l’animal par la truffe qui émergeait de temps à autre de la gamelle, souvent assez peu appétissante, pour nous, les humains, du moins.

Mais je les aimais au point de penser tout le temps à eux. Mes parents m’avaient offert un grand album sur les chiens avec des photos à coller dessus au fil des arrivages de courses : « labrador », « teckel », dalmatien, bearded coolie », etc… Il y en avait des dizaines de variétés.

En fait, je m’en fichais un peu. Ce qui m’importait, c’était leur regard, je vous dis. Et puis, plus tard sont venues les interrogations métaphysiques : « Papa, est-ce quand ils sont morts, les chiens vont au paradis? »

Encore un peu plus tard, ma décision était prise : je serai vétérinaire. C’est là que les premiers os apparurent dans mon plan de carrière : je voulais être vétérinaire, mais seulement pour les chiens ! Pas question de me consacrer aux chats, veaux, vaches cochons couvées… Non, non non.

Et puis les études qui menaient à ce métier m’apparaissaient compliquées, avec des maths, des sciences, etc. J’étais déjà un rêveur.

D’autant que ma passion pour la gent canine m’avait poussé à m’apitoyer sur le sort de la pauvre Laïka, chienne satellisée à grands sons de trompe en 1957 par une Union soviétique alors très en pointe en matière d’exploration spatiale. Malheureusement l’animal n’avait survécu que quelques heures au lancement et une panne quelconque dans l’habitacle de son engin lui avait été fatale. Chienne de vie, je vous le disais.

Mais c’est quand même grâce à la défunte Laïka que j’ai pu bifurquer en 1961 sur un autre rêve : cosmonaute ! Youri Gagarine, un humain, avait été satellisé et en était revenu sain et sauf ! C’était en avril 1961 et j’avais à peine 8 ans. Mais oui, c’est ça que je veux devenir…

« Comment devient-on cosmonaute? », demandais-je, enthousisaste, à mes parents. « D’abord, on travaille bien à l’école », m’avaient-ils répondu. Aïe ! Mon deuxième rêve d’enfant avait fait long feu.

De plus, n’étant ni Soviétique, ni Américain, ni militaire et assez rétif aux sciences et aux sports, je n’avais vraiment aucune chance. Chienne de vie, je vous le répète.

Or, avec les années, alors que je m’approchais de l’adolescence, un « trouble nouveau », comme l’écrivait Paul Verlaine, vint faire en sorte que mes rêves ne furent plus ceux d’un enfant.

Alors comment suis-je devenu journaliste, puis retraité du journalisme? C’est une autre histoire. Ce que je sais, c’est que je ne serais pas là, sans doute, si j’avais suivi cette première envie de m’occuper des chiens. Je serais peut-être plus fortuné, mais ce n’est pas sûr, j’aurais également moins voyagé – à ma connaissance, il n’y a pas de « vétérinaires du monde » – et j’aurais, comme beaucoup de celles et ceux qui auraient alors été mes consoeurs ou mes confrères, vécu à peu près au même endroit durant toute ma carrière, je n’aurais sans doute eu ni les mêmes enfants, ni la même héroïque compagne, qui comptent tellement pour moi. Je pense vraiment que ce serait beaucoup moins bien.

Voilà. C’est à vous. Je vous invite à faire de même, et j’en connais parmi vous, je le sais, qui pourront le faire avec beaucoup plus de talent que moi. Merci d’accepter ce compllment.

Je publie ci-après vos contributions sur l’amour de l’écriture, par ordre d’arrivée, comme à chaque fois. Et , cerise sur le gâteau, une nouvelle signature apparaît. Tant mieux et bienvenue à Psah.

Le récit de vos rêves d’enfants et ce qui se serait passé dans vos vies si vous les aviez suivis sont attendus pour le 10 avril 2023 à minuit (heure française).

Ecrire pour embellir la vie, par Christiane Martin

L ‘invitation de notre directeur d’atelier, breton., est secourable et bien venue . En effet patauger dans un hiver sinistre dont Lyon a la spécialité avec sa grisaille humide, ses ombres errant dans le brouillard, ses premières gelées et neiges de saison, nous engage à nous isoler favorablement avec cette belle princesse aux milles éclats, qu’est l’Ecriture . . Elle ne laisse aucun accès à cette compagne hivernale familière, qu’est la dépression. Elle l’exorcise, car elle sait qu’elle aurait tôt fait de nous engluer dans la mélasse, telle une abeille dans un pot de miel. Laissant vagabonder notre âme dans un monde imaginaire, où il fait bon cheminer, elle nous épargne toute morosité , nous permet de swinguer avec les mots, avec entrain, d’entendre le sifflement allègre du vent comme portés par les rafales redoublées . Elle nous offre une solitude dans laquelle nous ruminons, nous nous souvenons, nous inventons et observons patiemment le trajet des oiseaux en nous rendant une terre odorante. Elle fait valser les sujets, les verbes, les compléments, les entrechoque, les dénature, en multipliant leur sens et elle nous improvise ouvrier-artisan, en nous permettant de lui donner forme originale, courbure démentielle et crissements aigus. Hermétique aux œuvres de Pierre Soulage « noir-lumière » ou « outrenoir » comme il aimait les nommer, elle nous offre des couleurs éclatantes. Elle-même, titubant parfois sur ses escarpins vermillon, l’écarlate de son rouge à lèvres fait ressortir une cicatrice rosée : belle alliance de couleurs. M’abreuvant de Punch, de Sherry, de Whisky, de Gin, de Brandy, elle m’enveloppe dans son orchestre de Jazz amateur, où la batterie écrase le saxo. Elle nous extrait, nous fait oublier l’heure. Nous trottons, nous galopons, nous trouvons un rythme, triolets en cascade, badaboum, badaboum ! Un merveilleux cocktail de jouissance. Elle bruisse, elle gronde et parfois sa horde de chevaux sauvages s’emballe dans notre tête et notre cœur, faisant caracoler une étrange cavalcade cadencée de vocables, d’adjectifs, d’adverbes, une scansion de poème et de savoureux mélanges de pieds et d’alexandrins.

Pas de course d’obstacles, simplement une balade sans stress. Elle demande tout de même à être soignée et sa mère, grammaire, aime à être respectée. Bien nourrie, sportive et cultivée à la fois, elle donne du fil à retordre aux étrangers qui veulent la conquérir. Elle est top model, elle pose, ses belles jambes fuselées, obsède et fascine. Cette femme est folle, folle dangereuse, ça crève les yeux et de plus, elle est prétentieuse. Exubérante, exhibitionniste, elle affole les apprentis. Mais nous gardons toute liberté de nous promener avec elle, main dans la main, sur des chemins qui sentent si bon la noisette. Nous la contorsionnons, la pétrissons, l’endormons pour pouvoir mieux la réveiller et lui imposer notre propre relief. Elle peut se cabrer, ne pas accepter notre originalité, ou notre insignifiance, mais à coup sûr, nous prête grande distraction et divertissement.

Son père, vocabulaire, plus libéral, enrichi par la contemporanéité, se voit attaquer par une bête venimeuse, qu’est l ‘anglicisme. Mais nous lui conseillons de partir aux antipodes chasser et pêcher encore et encore de beaux trésors afin d’arrêter de se faire défigurer, pour poursuivre sa belle moisson  et remplir sa besace. Ce colosse n’est pas aux pieds d’argile ; Heureusement il ne se laisse pas envahir, il lutte, résiste. Il surgit des confins de notre mémoire , emmagasiné depuis des lustres, porté par le grand vent de l’ivresse et du désir. Il trépigne souvent d’impatience, il avale des milliers de vocables cul sec, assourdi par les rafales. Ses pulsations nous parviennent, amorties, comparées aux vagues qui nous soulèvent. Il aiguise notre mémoire. Certains de ses composants s’accouplent en se tuant l’un l’autre, tel le clair-obscur, mais il se reproduit à l’infini. Sa faune nous encercle et nous relie sauvage et domestiquée par le langage . Pourquoi ne pas lâcher au beau milieu de ce zoo, le galop démentiel ingurgité depuis la plus tendre enfance. Avide de retrouver sa grouillante ménagerie, il se multiplie à loisir. Il relève le buste, toujours dynamique, explosif, avide de réussir dans tous les domaines. Il ne pardonne pas, sa signification oblige à être connue pour sa bonne utilisation . La richesse de ses homophones peut être amusante mais barbare à la fois. Dans ce verre vertvers ce bar je cours avec mes pantoufles de vair, tout en évitant ce ver rampant sur le sol ; Je compte bien lire ce conte au comte d’Anjou . Eh oui, ce père est fouettard, il embrouille l’ignare, le persécute. Heureusement que Larousse et Robert peuvent venir à son secours.

Relevant tête et buste avec vigueur cette diablesse n’a d’autre solution que de planter ses dents dans ce qui s’offre à elle. Elle est une de nos plus belles évasions. Elle peut faire hurler de rire, mais parfois faire scandale. Elle mord, et sa mâchoire est solide, ce qui aggrave son cas. Elle est à ses heures, adolescente, mais prend de la profondeur en vieillissant. Elle permet l’agencement de nos idées, la séparation d ‘avec nos émotions avec lesquelles nous parvenons à prendre de la distance . Couchée sur le papier, elle a un rôle protecteur, canalisant la spontanéité, retrouvant le colosse poète ; Nos épreuves sont alors victorieusement surmontées en nous faisant renaître et revêtir différents personnages, nous faisant perdre pied avec la réalité. Les blondeurs du monde qu’elle dispense, estompent certaines noirceurs . Elle promulgue l’arrachement de soi-même en étanchant notre soif Sa logorrhée peut être salutaire entraînant une royale libération. Parfois sa page blanche anémique et sa plume sénile tremblotante et parkinsonienne, nous découragent . Mais si nous arrivons à l’ignorer un court instant, elle remord à l’hameçon, car elle reste très séductrice, développant un certain magnétisme. Du coup, nous fabulons, nous enjolivons. Elle peut rester pataude et mal léchée et nous traquer, nous obséder. Mais nous aimons ses longs doigts volubiles, ses beaux cheveux balayant son visage parfois anguleux mais non dépourvu de beauté, la laissant tour à tour masquer et dévoiler ces bizarres stigmates sur ses pommettes. Eh oui ces accents sont singuliers et exigeants, réclamant une certaine discipline. Tour à tour graves ou aigus voire même circonflexes. Elle enfouit dans sa poche la concordance des temps entraînant une navigation houleuse. Elle éprouve une telle peur face à cette modernité SMS, qui ne cesse de lui briser les ailes en lui faisant revêtir des vêtements trop courts, mal taillés, lui faisant perdre une certaine prestance, voire même une certaine clarté de sens. Comment soigner ses plaies avec cette évolution galopante ? Elle préférait effacer ces traces de collision imprégnées de dinguerie. L’amour avec sa pâle sylphide lui paraît de plus en plus fade. Elle se décolorerait insensiblement, et finirait par glisser en douceur, mais pas en silence. Elle se rebelle, tressaute et reste porteuse d’un désir fabuleux, tenant ses utilisateurs en émoi. Elle n’a pas dit son dernier mot et ne se laissera pas manipuler par ces donneurs de leçon. Elle compte bien rester droite dans ses bottes en gardant toute noblesse et grande richesse.

Cette princesse est un immense réconfort aux milles atours qui jouent à la marelle, à saute-moutons, à colin-maillard, au ballon prisonnier et même aux billes, nous faisant devenir magicien , nous gardant dans une liesse réparatrice et nous propulsant loin des tracas et de la « sombritude ».  

Lune bleue, l’autre verte, par Christian Deschère

Pourquoi les gens jouent-ils ? L’attroupement s’élargit au rythme de l’arrivée des conquis que le son attire, émeut ou cloue dans l’étreinte des notes. Succession et emballement du tempo. Du coin de la rue les musiciens ne me sont d’abord pas tous visibles. L’un, un grand escogriffe bat la mesure d’un pied sur l’autre, devancé d’un encombrant tambour lui donnant l’air empêtré à l’arrêt. Il est accompagné par un tromboniste qui nous envoie des claques sonores, étire les notes et ébroue son bracelet brésilien à l’unisson de la percussion. La saxophoniste tout de vert vêtue les rejoint. Elle vient ponctuer l’ordre de la marche d’un jeu de triolets au- dessus de la mêlée en faisant ressortir une mélodie extravagante. On se croirait dans la « Strada ». Dans une jauge sans juge, à côté des improvisateurs : fondus et incrédules nous nous déplaçons à la manière d’un pantographe. Ces créateurs nous donnent du courage et semblent détachés du fait qu’on puisse l’avoir. Et nous de penser qu’on pourrait le faire. Le chorus brillant quitte la rue en étirant ses ombres et ses personnages que les cuivres rendent difformes. La fuite s’organise. Le trio joue agite. Le sourd de la peau frappée nous fait progresser d’un pas rapide jusqu’au barrage de la rivière. Ce n’est pas la Spree mais le Turbon. En archange au-dessus du miroir qui se déverse en contre-bas, la triplette se dénoue en contorsions s’aspergeant fiévreusement au passage. Vivant et leste, un griot à la voix bien perchée se colle à leurs basques et nous apostrophe : Sachez dit-il, nous prenant à partie , qu’ici, vivotèrent de fameux meuniers… Ainsi commença la danse de l’octopode. Un caractère d’urgence rompit le silence des « Tourteaux » qui pédalaient dans le remugle et l’indécision ; le tam-tam s’éleva en couvrant sa voix alors qu’il ajustait son chapeau. Ce fut le signe d’une envolée ; lyrique… Telle une libellule arrivée à la traversée de la diagonale ensoleillée du barrage, la musicienne entame sa marche face à nous depuis l’autre rive. Au milieu, elle semble marcher sur l’eau. De l’une à l’autre, parmi les plantes adventistes, la plainte du trombone se fait entendre jusque aux ramures des chênes qui masquent le soleil sur fond bleu. Des nuées de pigeons passent en escadre au-dessus de la clairière. Nous sommes tétanisés : envahis par un nouvel éclat au jeu vif et déluré du Sax-ténor soutenu par les rythmes de la grosse caisse. Chaque musicien dans l’espace, à l’opposé les uns des autres, dessinent la silhouette de trois sémaphores actifs. Puis, la marche sans poids de leur pantomime nous les font confondre avec une apparition.

Rassemblés en un centre, on les dirait, une fois groupés, comme une pieuvre dansante. Mais qui a vue une pieuvre danser ? L’angoisse à de grands yeux (proverbe Tzigane). Ils nous offrent plein pot une fanfaronnade réverbérante. La balade se relance après un nouveau prêche. Je me charge du « Baryton » pour permettre le jeu du « Ténor » et inversement. De halte en halte, à perdre haleine, réjouis de tant d’énergies libertaires nous avançons au pas de charge. Toute l’attention du spectateur est ainsi captive du flux strident qui les statufie ou très bas qui les incite au balancement. Chacun à ses raisons, ici mélodieuses ou entraînantes. Mais cette vie passe et nous ignore : Christian Bobin propose de vivre et de regarder de tous ses yeux, de toute son enfance.

Je constate qu’autour de moi, sans rond de jambe, nous prenons la fugue. La sonate sonne noire, Mozart rose : Rosa Moschata Mozart. Notre fanfare égreneuse de vertes vibrations reprends. Voilà comment à trois magiciens on découvre et on expérimente en dehors de la scène de vieilles ritournelles. Le singulier attire l’universel par l’intermittence de l’art de la promenade. Négocié de gré-à-gré, les invités de « Saveurs jazz » à Segré nous jouent-ils une barcarolle sans être gondolier ? Découverte : Si la coulisse du trombone n’a pris aucun poisson :

« Que dalle », elle a pris l’âme des suiveurs par ses notes bleues produites à foison. Dans le champ des loges ces trois-là nous bercent de mesures et d’émotion ; non par omission mais en Ut et uppercut. Inscrite dans l’air et dans les cœurs, la sarabande a l’allure d’une mission civilisatrice, éducative et révélatrice : une transe dansée qui n’est que respiration et joie. Dans les relances, c’est l’effervescence. L’effet des sens : vibratoire et hypnotique, sans prescription. Pascale, Mathieu et Régis au diapason de l’énergie ne ressemblent pas à une Tanagra mais à quelque diablotin à l’engouement communicatif. Sifflez, ou bien sortez ! Combien de temps encore, rire, boire, aimer, danser, nager dans le flux des notes ? Les choses de nos vies scintillent. Obéir aux injonctions des accents toniques, désobéir aux conventions du bien exécuté en mode mineur. L’attelage des zigs est nécessaire : On vit, on parle. On mêle au gré des envies les moments doux sur le vert gazon que nos yeux bleus ravivent. Car ici on écoute, on se laisse prendre, on s’associe à leur souffle et à leur épuisement dans une course éperdue, si futile que cela puisse paraître. Plus tard nous les reverrons en formation plus large, férus de standards et de rythmes à la « Marmite », lieu sous tente quasi irrespirable en cas de canicule. Yin et Yang, « In » et « Off ». Ouff, oui il est permis une autre saveur : non savante, expérimentale, joviale, interactive, paresseuse, lente comme une parenthèse réjouissante. Ça a fait Pschiiit. La Castafoire pandémie nous a prisces funambules qui se dissolvent dans les marges essentialistes. Le petit journal du lendemain, la Note, nous relatait à la manière d’une harmonique leurs faits et gestes, ses coulisses ses recettes après chaque concert comme un « New morning ». Nous pouvions aussi passer derrière le décor, nous perdre dans les coulisses du barnum et mettre le nez dans la potion magique d’un festival et d’un hors les murs. Avoir à l’oreille cette présence dans la balance d’un scat ou d’un riff de trompette qui se prolonge. Eux, exposés aux avant postes des risques majeurs de financements aléatoires occupent la rue ou les espaces délaissés, portant la voix d’une humanité sonore qui s’honore de proposer plus qu’un concert de casseroles… Résidents, résidents de la République : ils nous embarquent laissant leur progéniture naissante à d’autres, le temps d’une prestation.

L’incantation des éveillés dans la multiplicité des voix s’élève en un chant envoûtant, visage d’un nouveau rivage. Le bonheur est aveugle, disait Valéry.

Littérature, par Psah

Pourquoi écrit-on ? On se le demande …

C’est une question énervante, comme un moustique qui persiste à vrombir à nos oreilles sans qu’on parvienne à distinguer où il se cache.

Le mieux, c’est de recourir à la méthode systémique : personne sait ce que c’est, et ça impressionne.

Pourquoi on se lave les dents, pourquoi on joue du piano ? (j’ai pris le piano, bien connu sous nos latitudes, mais ça aurait marché aussi avec l’accordéon diatonique, le djembé ou le guembri. Entre autres.) Pourquoi on fait quoi que ce soit ?

Y a qu’à comparer : ce qui vaut pour les uns doit bien marcher aussi pour l’autre.

Mais pourquoi au fait se demander pourquoi on écrit ? 

Parce que c’est chiant. Sinon, on poserait pas la question. On prendrait son pied et ça irait de soi.

Mine de rien, on a bien avancé : on se lave les dents (ce qui est fastidieux, au début au moins, avant que l’habitude et la résignation n’aient transformé l’injonction parentale en procédure machinale, si ce n’est en jouissance hygiéniste) parce qu’on nous a dit qu’il fallait, parce que ça diminue avantageusement les rencontres avec les den

tistes, et, accessoirement, parce que ça nous donne une haleine fraîche.

L’écriture, c’est pareil. 

D’un côté, vous avez les désagréments : vous restez coincés chez vous alors qu’il fait beau dehors et que vos copains sont allés se baigner avec des jolies filles. A moins que vous n’éprouviez pas d’attirance pour le beau sexe ? Ou que vous estimiez que vous n’avez pas la moindre chance.            Ça ne vient pas, c’était bien parti mais vous ne voyez plus du tout comment passer au 2e chapitre. Vous vous rendez bien compte que tout ce que vous avez pondu, qui vous animait d’une ardeur écrivante féroce et joyeuse ne vaut pas un clou, à la relecture. Et vous êtes conscient que vos chances de signer chez Gallimard sont aussi minces que celles d’un blédard de Nouakchott de décrocher un contrat à la Mbappé.

Ou alors, non, justement : vous n’êtes absolument pas conscient des réalités, de la masse visqueuse de manuscrits qui stagne à l’entrée des maisons d’édition, des montagnes vertigineuses de romans invendus qui finissent au pilon, et vous partez la fleur au fusil, et vous ne doutez pas de votre bonne étoile …

Ça expliquerait bien des choses.

Vous vous dites que si Camus, fils de femme de ménage, et Ernaux, fille d’épiciers, ont pu empocher le Nobel, pourquoi pas vous ? Se fader l’écriture d’un roman à succès, ça peut payer ! Ils sont quelques-uns à avoir troqué l’ennui de la salle de classe contre les émois de l’édition, les Pennac, Gavalda, Ernaux … Un célèbre auteur à succès, justement, accoutumé à faire pleurer dans les chaumières, avait pu payer sa piscine en écrivant sur les pauvres, toujours ça de gagné. Quant aux Levy ou Musso, la question de savoir pourquoi ils « aiment écrire » ne se pose même plus … Ils ont trouvé le filon, et ils creusent.

S’il a du succès, votre chef-d’œuvre … Des armées de gamins crachent fébrilement de la Fantasy en espérant que se produise pour eux le miracle Rowling. Ils se ruent sur des sites où on leur révèle la recette du suspense décoiffant, ils deviennent des pros du « climax » bien tempéré, le concept à la mode. Parce qu’en plus, ça rend célèbre. La notoriété étincelante du Grand Ecrivain ! La gloire (éphémère) des Prix innombrables ! La quintessence décidée en petit comité dans les ors chics d’un restaurant réputé, on se rengorge et on s’académise entre gens convenables : désintéressée par essence, la littérature, de purs esprits, dissertant à l’envi sur de nobles sujets, à moins qu’on ne tente le grand frisson des files de lecteurs admiratifs, « j’aime beaucoup ce que vous faites », dans l’arrière-salle d’une librairie de province …

La littérature est un temple où l’on n’évoque qu’en chuchotant le nom sacré des idoles : ici, Saint Proust nous toise de Son accablante supériorité, à côté un groupe de fidèles se pâme aux pieds de Saint Houellebecq. La statue de Saint Montherlant est un peu délaissée … Saint Modiano, Saint Stephen King, Sainte Amélie Nothomb, Ora pro nobis ! Ses allées donnent le tournis, on ne sait plus auquel se vouer, parmi les cris extatiques des fans, chacun prêchant pour sa paroisse. Un Mausolée.  Tout le capharnaüm des anciens dieux, dont les bustes oubliés gisent au milieu des étoiles montantes. Pas un jour sans que naisse un futur Prophète. Les choses les plus belles, les plus prometteuses, il faut que les humains les transforment en Cultes. Quoi qu’ils fassent, ils adorent adorer : ils ne peuvent vivre que prosternés. Il faut qu’ils divinisent leur plaisir : ce que j’aime est, nécessairement, au-dessus de tout le reste. Supérieur et incontestable. Vous en doutez ? Mécréants que vous êtes ! Aveugles à la vraie Foi.

Combien sont-ils à scribouiller dans l’espoir de décrocher le miroir aux alouettes ? Même si, à 3000 exemplaires (donc autant d’euros, à quelques cents près) le tirage moyen d’un premier roman, dont moins d’un sur cent trouve preneur chez les éditeurs, mieux vaut avoir la foi bien accrochée. Prendre un billet de Loto semble un pari plus raisonnable …

Mais, tout le monde vous le dira, ce n’est pas pour de si triviales, sordides raisons qu’on prend la plume, qu’on entre en Ecriture ! On joue du piano non pour se produire à la salle Pleyel, mais parce que ça fait plaisir. Moins peut-être à l’entourage immédiat, quand le doigté est approximatif, mais le clavier à mots a au moins cet avantage d’être relativement silencieux.

De quel bois, ce plaisir, que d’autres trouvent plus sûrement à faire du tricot ou du parapente, jouer à la belotte ou s’épuiser les bronches à courir comme des dératés ? Les voies du plaisir sont impénétrables, et bizarrement polymorphes.

Détaché des préoccupations terre-à-terre, le Grand Ecrivain éclaire ses semblables de ses lumières. Je pense donc j’écris. Et je pense rejoindre ainsi peut-être l’Olympe des Montesquieu, Voltaire, Flaubert, Zola. Ou Coelho : il eût été dommage que l’Humanité fût privée de tant d’idées décisives. C’est mon côté bienfaiteur. Même si la survenue des progrès sociaux et politiques semble davantage tenir aux transformations matérielles qu’aux textes célèbres qui les ont annoncés, plus qu’engendrés …  L’abolition de l’esclavage suit de plus près les chutes de rentabilité des exploitations négrières que la publication de L’Esprit des Lois : on se complaît au mythe gratifiant de l’intellectuel guidant le Peuple, mais, depuis que le monde est monde, à quelques jours près, ce sont toujours les mêmes dénonciations (incantations ?) qui, de l’Antiquité à nos jours, vitupèrent les bassesses humaines, matière heureusement inépuisable. Le « Ridendo castigat mores» de Molière, « contestataire » d’abord soucieux de plaire à son roi, s’il fait rire, châtie assez peu, en réalité. Ce sont toujours les mêmes travers que le moraliste, à toute époque, entreprend de corriger. La grande mission humaniste d’une littérature transformatrice du monde semble surtout relever de l’argument éditorial, nos Grands Auteurs y croyant fort peu eux-mêmes : tel Monsieur de Voltaire, raillant la noblesse qu’il finit par se faire conférer, ou les sacrements de l’Eglise, qu’il craignait plus que tout de ne pas recevoir … L’écriture, c’est d’abord une posture. Une imposture. En littérature, écrivains et lecteurs se paient souvent de mots. Prétendent communier dans la contemplation de quelques vérités supérieures, vite délaissées, voire reniées, au quotidien. Tel applaudit dans ses discours les iconoclastes saillies d’un Rabelais, l’insolence d’un Beaumarchais, les immoralités sulfureuses d’un Choderlos de Laclos : mais ne conçoit pas que ses subordonnés et proches ne lui obéissent pas, dans le plus strict respect de la hiérarchie. L’amour ardent de toutes les libertés vaut le temps d’un plateau-télé, d’un symposium universitaire, d’un dîner en ville. Simulacres. Solennel bal des faux-culs.

Comment, dès lors, aimer encore écrire ? Une fois dissipés les voiles de l’illusion. A quoi bon ? Pour quels effets possibles ? Limiter ses attentes, peut-être. Assembler une histoire qui distraira quelques instants. Forger un peu de beauté. Ou beaucoup contribuer à épaissir la bêtise endémique : être cette « auteure qui a déjà inspiré plus de 2 millions de lecteurs » … !

Et pourtant, c’est plus fort qu’eux, il faut qu’ils écrivent. Qu’ils espèrent une fortune hypothétique, une gloire passagère ou une influence incertaine, il faut qu’ils suent des mots, qu’ils suintent des histoires, qu’ils éructent des formules immortelles …

Ça tient de la chimie intestinale. Ça procède des macérations viscérales de nos émotions, frustrations, de tout ce dont on croyait pouvoir jouir et qui nous échappe. Ça écrit sur les parois immémorielles le bison convoité, l’auroch espéré, le mammouth redouté.

On écrit le réel pour l’invoquer, c’est sorcellerie de qui croit posséder le monde en le peignant. C’est une incantation : ça chante, l’écriture, les peurs et les défaites de vivre. C’est des signes pour savoir si on existe. 

Et, si on n’existe pas, pour s’inventer.

Demain, il sera encore temps par Benoît Nuytten

Sa lampe de bureau jette un halo de lumière chaude sur le plateau de son bureau. Le reste de la pièce est rejeté dans l’obscurité. Antoine a toujours eu besoin de concentrer la lumière pour se concentrer lui-même, ou tout simplement se sentir bien, comme dans un cocon, une tanière. Il n’a d’ailleurs jamais remplacé l’ampoule au plafond quand elle a claqué.
Il passe moins de temps dans son bureau depuis qu’il est à la retraite, mais il aime toujours, s’y installer, tranquille, tôt le matin lorsque le sommeil le quitte. Le plus dur, il se le dit à chaque fois, est de poser le premier pied au sol, toujours le droit, et de s’asseoir sur le lit.
Le rituel n’a pas changé. Une tasse de café bien serré pour commencer, toujours la même tasse ébréchée, posée à la même place, à main droite sur l’auréole sombre dessinée par le temps sur le bois.

Avant, lorsqu’il s’y installait pour préparer un dossier, lire une revue juridique, rédiger un article, il aimait veiller seul ainsi dans la maison silencieuse, savoir sa femme et ses enfants endormis, en sécurité. Il se sentait comme le capitaine d’un navire, seul à la passerelle face à la mer sombre, guidant ses passagers confiants jusqu’au lever de la maisonnée.

Son métier le destinait à écrire. Antoine sourit, pensant à sa petite fille Agnès, sept ans, répondant récemment à Ernest son frère de quatre ans qui lui demandait quel était son travail :
– il était notaire,

– et c’est quoi un notaire ?
– c’est quelqu’un qui note, qui note, qui note…
Oui, en quarante ans, il en a écrit des notes, noirci des pages de papier, des actes, des courriers, des comptes rendus, des rapports ! Et les cours qu’il donnait en faculté, les sujets d’examen à préparer, les corrigés… Et enfin son grand-œuvre, cet ouvrage sur la vente immobilière, un travail de bénédictin de deux années…

Ce matin, c’est l’atelier d’écriture de Jérôme qui l’a tiré du lit. Son sujet : « Pourquoi aimes- tu écrire ? ».

Au fond, aime-t-il cela, écrire, comme d’autre aiment jouer de la musique ou faire ders mots croisés ? jusqu’à présent il ne s’était pas beaucoup posé la question. L’écriture est pour lui le fruit d’un effort, d’une tension en soi pas vraiment agréable. Il n’a pas l’écriture facile. Ce qu’il aime, à la réflexion, c’est la précision de l’expression, le mot juste, le texte que l’on sent, un moment donné, abouti et que l’on sait pouvoir abandonner, comme un cuisinier sait que le plat est prêt à servir, que l’on ne peut plus rien ajouter ni retrancher sans l’abimer. Alors ni plaisir ni déplaisir, juste des satisfactions, sans doute comme celles que procure jouer juste d’un instrument ou réussir à terminer une grille de mots croisés.

Oui, il aime les mots, connaître leur étymologie, leur histoire. Cela lui lui plaît que les Inuits désignent la neige de différentes façons, pour distinguer celle qui tombe de celle déjà au sol ou de celle qui fond. Comme cela lui a plu dans son métier de rechercher le mot juste, d’expliquer simplement des choses complexes, de se faire comprendre. Et il peste au fond de lui lorsqu’il entend les formules « C’est trop bon », un prix qui « pique », « prendre cher », un « truc de ouf ! », ou lorsque l’on utilise les béquilles d’une pensée inaboutie, les « voilà », « en fait », « on va dire » … Il résiste à l’injonction insidieuse et défaitiste d’une langue « vivante », qui évoluerait et s’enrichirait ainsi, car l’essentiel est de se comprendre, blablabla….

À l’étude Antoine avait la réputation d’être exigeant, trop pour certains, de passer au scalpel les textes beaucoup trop longs que l’on lui soumettait. Dans ton texte, disait-il à ses stagiaires, il ne doit rester que le muscle, retire-moi tout ce gras, citait Victor Hugo : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». L’un d’eux l’avait dénommé « l’obsédé textuel ». Il avait apprécié ce trait, pour le coup juste et concis.

L’emploi croissant de logiciels pour la rédaction des actes l’alarmait. Adopter sans esprit critique, parfois sans même le relire, un texte produit par autrui conduit à l’appauvrissement de la pensée. Un peu comme un cuisiner se contenterait d’assembler et de réchauffer des ingrédients pour servir un plat qu’il n’a ni conçu ni préparé. Ou comme un jeune prend une trottinette électrique plutôt que de se servir de ses jambes.

Antoine se méfiait des outils informatiques censés l’aider. À sa très grande confusion, le message « tu m’xcuses » trop vite adressé à une collaboratrice s’était transformé par l’effet de l’écriture prédictive de son smartphone en « Tu me suces ». C’était heureusement avant la vague Me too. Et le logiciel de reconnaissance de caractères utilisé un jour pour s’éviter une fastidieuse saisie d’un texte avait transformé une « salle de bains » en « salle de baise », ce qui lui avait échappé jusqu’à la lecture de l’acte devant des clients un peu coincés.

Et voilà l’intelligence artificielle, annoncée comme la providence des élèves et la hantise des professeurs : une machine dispensera le requérant de réfléchir, d’ordonner ses idées… Il pourra même choisir un texte à la façon de Flaubert ou de Musso, ou ultime raffinement à celle d’un élève de quatrième avec les fautes d’orthographe qui pourront rendre la supercherie indétectable. Par curiosité, il a soumis à Chat GPT ce thème proposé par Jérôme « Pourquoi j’aime écrire ? », qui décidément ne l’inspire pas. Réponse de l’«agent conversationnel » : Cela peut être différent pour chaque personne et peut être influencé par de nombreux facteurs, tels que les intérêts, les passions, les expériences de vie et les motivations personnelles. Si vous aimez écrire, cela peut être une activité très gratifiante et enrichissante qui peut vous aider à vous exprimer, à vous organiser, à créer et à partager vos idées avec les autres. Si vous cherchez des raisons spécifiques pour lesquelles vous aimez écrire, vous pourriez essayer de réfléchir à ce qui vous pousse à écrire et à ce qui vous plaît le plus dans cette activité.

L’intelligence artificielle, facteur annoncé d’un appauvrissement lui bien réel ! Le progrès à l’envers.

Antoine s’étire en baillant. Non, vraiment, ce thème ne l’inspire pas. Et puis le jour commence à se lever, il a entendu le passage du bus de 7h06 et à l’instant son Figaro tomber dans sa boîte aux lettres. Il est l’heure de préparer le petit déjeuner. Demain sera-t-il peut être plus inspiré… Cet atelier, ça doit rester un plaisir et on n’est que le 2 février.

Le jeu des mots, par Soazig Le Bihan

Si j’aime écrire ? Je n’ai pas vraiment réfléchi à la question… Certes, j’apprécie cet exercice mais ce n’est tout de même pas un élan irrésistible, une force qui me pousse à extirper de ma petite personne des récits salvateurs, des œuvres construites pour la postérité ! Vous n’allez pas me croire mais j’ai aimé écrire dans des cadres peu propices ! 

Contrôleuse de gestion dans une banque, alors que les ordinateurs n’existaient pas encore et que l’on produisait à la main des rapports qui venaient s’empiler sur le bureau de la dactylo, je décrivais avec entrain l’évolution du chiffre d’affaires, des dépôts, des emprunts, l’amélioration du compte d’exploitation et le résultat net. Le maniement de la langue était incontestablement limité mais on pouvait malgré tout introduire des nuances, relativiser au regard de la conjoncture économique. Un plaisir !

Par la suite, dans des mutuelles d’assurance, je continuais à rédiger. Je pondais des procédures à l’intention de mes collègues : accepter ou non telle clause de bénéficiaire d’assurance vie, décliner les conséquences d’une nouvelle loi sur la transmission des capitaux décès. Je planchais également sur les notices des contrats, la description des garanties, la liste des exclusions. Cela vous fait horreur sans doute ! Mais j’y trouvais mon compte. La recherche du mot précis, le jargon qu’il fallait s’approprier, la place de la virgule, tout cela demandait concentration et le temps filait agréablement. Il m’arrivait d’être facétieuse. Je me souviens d’avoir écrit un rapport sur la garantie dépendance et, plagiant Marx, y avoir glissé « la baisse tendancielle du taux d’incidence ». Ma phrase avait eu un franc succès.

J’aime écrire parce que j’aime la langue, j’aime les mots, croisés, fléchés, sur papier, sur ordinateur. J’aime écrire parce que j’aime lire et savourer une phrase bienvenue, une trouvaille d’écriture, un style… que parfois j’essaie de retenir pour les resservir à ma sauce. 

L’outil informatique aide beaucoup. Les doigts, par un simple effleurement des lettres du clavier, noircissent la feuille blanche, les lignes courent sur l’écran et s’enchainent pour former un ensemble cohérent.

Le discret bruissement mécanique des touches enfoncées témoigne de l’efficacité du rédacteur, le clic de la souris, plus net, accompagne l’action. N’est-ce pas génial de couper, coller, changer l’ordre des paragraphes, renvoyer une note en bas de page sans plus d’efforts que de manier cette petite souris ? Vous avez vu les manuscrits de Balzac, de Proust ? Ils s’échinaient sur leur feuille de papier raturée, noircie de phrases et d’ajouts dans tous les coins, biffée et re biffée, tâchée d’encre. Que n’auraient-ils écrit avec l’outil magique ?

Concentrée sur mon ordi, je suis imperméable à tout bruit extérieur, la sirène des pompiers ne me fait pas broncher, la voix agacée qui me crie « à table » ne perce pas la bulle qui me caparaçonne. Un fumet de bœuf carottes peut en revanche me tirer de là… 

J’aime écrire aussi pour la satisfaction de produire. Telle une poule pondeuse, j’ai fabriqué un tract, un rapport, une résolution de congrès syndical, une historiette pour l’atelier d’écriture… Et surtout, j’ai jonglé avec les mots, jeu inépuisable du va-et-vient incessant entre les idées et les mots. Productions modestes mais qui me triturent bien les méninges et qui m’éloignent de mes soucis.

C’est que je n’ai pas le feu sacré, moi. Pas comme Annie Ernaux qui a écrit « pour venger sa race » ! « Sa race de paysans sans terre, d’ouvriers et de petits-commerçants, de gens méprisés pour leurs manières, leur accent, leur inculture ». « Venger sa race et venger son sexe, placer son travail d’écriture dans l’aire à la fois sociale et féministe », voilà qui force mon admiration !

Le lys dans la vallée d’Honoré de Balzac

« Pourquoi aimes tu tant écrire? », par Marie-Laure Schisselé

Parce que j’aime raconter. C’était déjà le cas avant que je sache écrire et je crois savoir d’où cela vient. J’avais comme la grande majorité d’entre nous deux familles, une maternelle, une autre paternelle ; elles étaient si différentes que je devais ne pas tout comprendre et être un peu perdue. J’imagine que raconter des histoires sur elles me permettait de me raccrocher aux branches, de me rassurer.

Je vivais entre Paris et Versailles avec ma mère et sa famille et j’allais en vacances retrouver mon « papa du jeudi » en Alsace. Là, un oncle et une tante m’intriguaient par leur taille : lui était petit et fluet, elle était bâtie comme une armoire à glace. Quand je retrouvais la région parisienne, je décrivais ce couple, expliquant que pour conduire la voiture, mon oncle tenait le volant, tandis que ma tante, avec ses grandes jambes, s’occupait des pédales. Je faisais rire et j’en étais très fière.

Ma famille maternelle n’était pas épargnée. J’avais un grand père qui mangeait seul et qui se préparait lui-même sa pitance. À la fin de chaque repas, il rangeait dans sa serviette de table son dentier et un crouton de pain qui lui faisait plusieurs jours. Le pain et la serviette prenait au fil du temps la couleur de ses nombreux repas et je regardais cela d’un air dégoûté. En Alsace, cela se traduisait par une historiette qui faisait tout autant rigoler : j’affirmais avec beaucoup de conviction que mon grand père mangeait des cailloux à la sauce tomate.

Plus tard, en grandes sections de l’école primaire, certaines de mes rédactions étaient lues en classe. J’excellais surtout quand le sujet m’inspirait, c’est-à-dire quand il me permettait, là encore, de raconter une histoire. Je me souviens de l’un d’entre eux : « Au chateau de Versailles, un homme qui passait sa mort dans une armure se réveille et, s’étant débarrassé de sa cuirasse en fer, part à la découverte de la ville ». Il fallait raconter. J’avais d’abord pensé ressusciter D’Artagnan, mon héros du moment, mais je m’étais ravisée. Pouir moi, l’homme de l’armure devait être couard. Les voitures surtout le tétanisaient et il n’osait pas traverser les rues. Il avait quand même fini par faire un petit tour. Passant devant l’étale d’un primeur et sentant la faim le tirailler, il s’était emparé d’une pomme. Enfin quelque chose de connu. Il avait carressé le fruit : c’était lisse et frais, il l’avait ouvert et porté à son nez, les odeurs lui étaient familières et elles lui avaient chatouillé les narines. C’était à la fois sucré et un peu acide. N’y tenant plus, il avait croqué dans la chair qui, emplissant sa bouche et sa gorge, lui avait rappelé le verger de son grand père où, sous prétexte de ramasser les pommes, il s’en gavait au point d’en être quelque fois malade. Pour faire bonne mesure et comme il avait encore faim, il s’était octroyé une banane dont le beau jaune l’avait attiré.

Cet intermède gastronomique l’avait détendu, il avait un peu lâché prise et dans cet état de décontraction, il avait failli se faire renverser par un autobus. Alors, de nouveau dévoré par la peur, il avait rejoint le banc le plus proche du chateau et s’y était installé avec la ferme intention d’y mourir, définitivement cette fois.

La question posée aurait pu être aussi : « pourquoi avoir été journaliste ? » et j’aurais fait la même réponse : pour le plaisir de raconter. Bien sûr pas des histoires, mais des faits. La similitude tient dans la façon de conduire le propos. Dans les deux cas, il s’agit de prendre l’interlocuteur ou le lecteur par la main, au début de la narration et de l’amener jusqu’au bout, jusqu’à la conclusion. Pour cela, le procédé le plus sûr tient dans le rebondissement. Quand il s’agit d’un article, le mieux est de posséder le plus d’éléments possibles et pour cela ma manière habituelle d’agir était de « couvrir », comme on dit dans le métier. Cela me permettait de m’imprégner de l’ambiance et de poser des questions à celles et ceux qui étaient là. C’était le plus sûr moyen de dénicher les coups de théâtre qui allaient enrichir mon papier.

Et maintenant que je suis à la retraite, j’écris des nouvelles. Je renoue avec mon enfance, puisque je raconte des histoires parfaitement inventées. Il me faut néanmoins ce que j’appelle un « starter », c’est-à-dire l’incipit qu’offre un concours ou un atelier d’écriture. À la lecture de la première phrase proposée, je devine l’histoire que je vais raconter ou je laisse tomber. Si l’incipit m’a inspirée, je me lance aussitôt.

Existe-t-il un fil conducteur né de mes inventions enfantines ? Il faudrait que je demande à d’autres amateurs d’ateliers d’écriture s’ils partagent ce type de parcours. Quoi qu’il en soit, au terme de ces confidences faites pour répondre à la question « pourquoi aimes-tu tant écrire », je découvre comme un paradoxe : je ne raconte jamais d’histoires parlées. Je n’en n’invente pas ni n’en fais lecture. Il m’est arrivé de garder des enfants et pour les bercer, je chante. Car je chante aussi beaucoup. Encore et toujours pour raconter. J’aime beaucoup la musique et, bien sûr, les airs me portent, mais je choisis toujours les chansons pour les histoires qu’elles brosent : Le Fiacre, La peau Léon, Bobo Léon, J’suis snob ou encore La queue du chat. Gestuelle et expressions du visage les accompagnent. En revanche, je n’ai jamais eu envie d’écrire des chansons et, ça, je ne sais pas pourquoi. 

Tant pis, vite, demandez-moi de raconter !

Moisson maigre… mais de qualité, bien sûr!

Bon. Je me suis planté : mon sujet sur les feuilles mortes ne vous a que modérément inspirés, et j’en suis bien responsable. J’ai reçu en tout et pour tout quatre contributions… de trois contributeurs. La première m’en a transmis une, le deuxième deux, et la troisième une autre. Si, si, je vais vous les livrer (heureusement, lectrices et lecteurs sont toujours là…) et vous pourrez constater que la qualité de cette moisson plus réduite que d’habitude n’a rien a envier aux précédentes.

Mais l’hiver pointe le bout de son nez, et la nécessité d’être chez soi plus souvent qu’aux beaux jours pourrait vous inciter à retrouver le chemin de l’écriture, non. En tout cas, j’essaie de m’en convaincre et de vous convaincre aussi par la même occasion.

Cet atelier aura trois ans au printemps prochain, alors évidemment, je compte sur vos écrits pour fêter ça.

En flânant il y a peu dans les rues de Quimper malgré frimas, pluies et autres fraîcheurs qui fouettent doucement le visage et plus rudement le bout des doigts – je ne porte pas de gants – je me suis arrêté pour écouter une petite fanfare (voir la photo. Elle n’est pas parfaite mais elle est de moi et ce n’est pas mon métier).

Un peu dépité quand même par la maigre récolte du dernier atelier, j’ai constaté que ces quelques musiciens étaient, eux, enthousiastes en dépit d’un public certes attentif et pris sous le charme, mais clairsemé, tandis que du petit marché de Noël tout proche (pas Noël, le marché) émanaient un brouhaha de passants qui bavardent, agrémenté de quelques odeurs disparates : barbapapas, crêpes au sucre, vin et cidre chauds…

Je me suis alors posé bêtement la question : « pourquoi ces gens jouent-ils? » et j’y ai répondu ingénument et immédiatement : « Pour deux raisons : un parce qu’ils aiment ça, deux parce qu’ils croient que ça sert à quelque chose ».

A quoi ça sert ? C’est une autre interrogation à laquelle je ne répondrai pas aujourd’hui. Je veux simplement dire que ces musiciens m’ont inspiré une réflexion : « Pourquoi aimes-tu tant écrire? ».

Comme le disait l’humoriste Luis Rego : « C’est une excellente question, et je me remercie de l’avoir posée ». D’ailleurs, je vous la pose à vous, chers atélieristes de Poussée d’écrits, certain que vous y répondrez pour… le mardi 7 février prochain avec talent, humour, sincérité et en faisant appel, comme d’habitude, à vos cinq sens.

Ah ! J’oubliais : passez de bonnes fêtes, même si le monde ne tourne pas très rond ces temps-ci.

Et puis, je vous livre cette belle moisson de fin d’année.

Les espérances des feuilles d’automne

par Christiane Martin

Personne ne sait rien des espérances de ces feuilles d’automne avant que les arbres soient en deuil. Rien de leur joie, de leur tendresse, de leur chagrin, de leurs maladies  et peut-être de leur mort. Durant leur règne, elles nous éclairent comme si une lampe brillait à l’intérieur d’elles. Elles tentent de fuir devant les tueurs sans pitié, elles déjouent ces criminels avec force et ténacité que ce soit la Bise, la Tramontane, le Mistral, le Marin, le Sirocco, la Lombarde, l’Autan, le Grec, le Levant, le Libeccio… Elles se douchent sous les ondées rafraîchissantes, se parfument de la fragrance enivrante du Seringa et se parent de milles atours pour flirter avec les doux rayons du soleil , Elles veulent danser et ne se soucier de rien d’autre. Elles veulent vivre pleinement leur saison. Parfois, elles se contentent de déambuler dans les caniveaux en remplissant les pelles de nos cantonniers après avoir été poussées et traînées par le souffleur qui tente de les réunir. Elles s ’emplissent de chansons, font la joie des oiseaux, mais souffrent des vapeurs des villes. Elles cachent leur tristesse, avant de tomber de leur piédestal, sous de couleurs vives. Elles jouent à la grande roue, manège incessant parcourant un cercle éternel Elles s’élèvent dans les hauteurs atmosphériques, fourmillent, pleurent, rient, aiment , se trompent et pardonnent. Elles finissent par distiller leur odeur de grillé et font résonner l’écho de leur chanson. Elles laissent des messages, qu’elles offrent comme des bijoux. Elles avancent souvent comme des étrangères en ignorant leur destin. Leur excitation est à leur paroxysme lors de l’annonce de l’ouragan. Elles résistent, crient, tempêtent, crissent en tombant, créent une ambiance magique. Leur chute n’entraîne pas leur mort, mais une autre richesse de vie.Elles deviennent de vraies artistes, des virtuoses. Elles nous toisent, ignorant nos pensées. Leurs idées montent en elles, se tiennent au bord de leur esprit comme des insectes obstinés. Elles peuvent utiliser le ton de la plaisanterie en nous invitant à suivre leur cheminement. Elles recrutent bon nombre d’éléments sur leur passage et profitent de tout : des touristes les prenant en photo, des amoureux s’abritant sous leurs ombrelles colorées, des animaux se prélassant sur leur doux tapis humides, des escargots les humidifiant de leur bave grasse. Elles pétaradent, honteuses, contre ces chiens qui viennent déposer leurs crottes sur leur robe roussie. Elles s’offusquent moins contre la fiente légère des oiseaux de passage, car elles savent qu’une ondée viendra vite les en débarrasser. Elles sont témoins de nombreux ébats sexuels, qu’elles convoquent avec tendresse. Elles ouvrent grand leur bras aux sans- abris. Elles aident les oiseaux à se cacher et à se défendre contre leurs prédateurs. Elles pratiquent l’excès, jetant leur vêtements dans un coin, s’aspergeant de sang rouge vif, pour se faire remarquer et se faire applaudir. Elles sont stupéfaites devant l’imagination des enfants quand ils prennent l’envie de les utiliser comme éléments de déguisement et les font devenir réels vêtements de mode. D ‘ailleurs, elles rendent jalouses celles qui n’ont pas été choisies, faute d’originalité et qui ont juste le droit d’ assister au spectacle ; Elles peuvent aussi être arrogantes et intraitables,occasionnant parfois des glissades dangereuses pour les personnes vulnérables. Elles savent que leurs Maîtres, qu’ils soient hêtres, chênes, platanes, noyers, ou appartenant à bien d’autres nationalités, les jettent sans scrupule, après s’être gavés de leur riche nourriture. Elles sont rétrogradées, mais ne meurent en rien, offrant de jolis tableaux automnaux. Elles possèdent chacune un accent propre et font monter de belles mélodies dans le ciel. L’arc frêle de leurs cous-de-pieds feint de s’effondrer avant de s’élever de nouveau en l’air, de sorte que nous avons l’impression de flotter avec elles. Elles sourient en direction des enfants qui les cueillent avec bienveillance, dans l’idée de les conserver aplaties entre deux feuillets d’un livre. Elles se tiennent fières le long des avenues, des boulevards, des fleuves et des rivières. Elles se prêtent aux Maîtres d’école pour des leçons passionnantes de SVT. Lorsque la nuit s’introduit dans les villes, alors qu’elles ont dansé tout le jour, elles ont mal aux jambes et se tapissent sur le bord des routes. Le lendemain, dès l’aurore, avant d’être foulées, elles se déclarent sur ce qu’il faudrait faire, comment il faudrait créer le monde à nouveau. Elles tiennent ensemble tous les niveaux de la réalité : les ombres, les chagrins, la gravité mais en même temps la joie sans oublier la cruauté, l’humour et les platitudes. Elles restent dociles le long des chemins ouverts par les balayeurs. Elles s’imbriquent les unes dans les autres et deviennent qu’un tourbillon lumineux, rentrant ensemble dans les interstices les plus minuscules. Elles se collent au pare-brise des autos lorsqu’elles veulent élire domicile dans un ailleurs. Elles remplissent les chenaux mais se font vite déguerpir. Elles remplissent des sacs plastiques, dans lesquels elles transpirent et étouffent pour aller échouer en déchetterie. Tout est changement pour elles. Elles sont de vrais capteurs solaires grâce à leur chlorophylle. D’autres nutriments : fer, manganèse et azote migrent ensuite et se stockent dans les bois et racines, pour attendre une nouvelle végétation au printemps. Leur monde n’ est pas éphémère car elles transforment les paysages durant toute une saison en modifiant même les humeurs humaines. Elles savent nous enrouler de rêves et nous rendre réels.A l’ère des Dinosaures le climat était tropical et la majorité des feuillages persistants restait verte. Des changements climatiques ont obligé les feuilles à s’adapter à toutes ces variations et certaines sont devenues caduques, après avoir accepté des teintes nouvelles. Plusieurs pigments contribuent à ces autres couleurs en dissociant la chlorophylle. Les caroténoïdes émettent de belles couleurs jaunes-oranges et d’autres tanins plutôt des couleurs brunes-orangées. Un processus de sénescence s’opère, véritable turn-over. Elles assistent au deuil de leur Maîtres qui restent nus tout l’hiver, mais elles continuent de vivre. Parfois elles sont marcescences et jouissent de ce beau répit. Après leur voyage, leurs allées et venues, elles peuvent devenir un des ingrédients d’un bon compost, un des meilleur engrais chimique et nourrir les plantes en préservant l’humidité du sol. Ainsi elles attirent les vers de terre qui contribuent à la prévention de certaines maladies. Grâce à elles, certains de leurs grands Maîtres sont sempervirents et fiers de pouvoir conserver leur belle parure.

Elles ne peuvent que rarement reculer contre la haine du vent qui vient leur livrer querelle jusqu’à la lie et leur lancer sa cruauté comme de véritables sabres. Elles arrivent même à lui demander pardon en se pliant à sa demande et se laissent prendre dans ses bras, collant leur nez dans son cou robuste. Commencent alors les rituels complexes de disputes et de réconciliations entre les deux protagonistes. Dans ces moments-là, nous voyons en elles toutes leur faiblesse. Les vents eux, mesquins, inventent sans cesse différentes manières de les humilier et jouissent de leur vulnérabilité. Elles nous regardent implorantes, et en elles, germent le sentiment qui plus tard les définiront. Peu à peu, au fils de dizaines d’années, toutes ces crises jouées sur le théâtre d’ombres de leur enfance, façonneront des femmes vigilantes qui dissimuleront leur manque d’assurance sous un caractère méthodique et des principes, et ne sauront exprimer leur besoin de tendresse qu’en tombant. Elles attraperont la fièvre lorsque leur chef les réprimanderont dès lors qu’elles baisseront les bras. Leurs filles leur adresseront des accusations exagérées, comme le font toutes les filles face à leur mère. Elles en auront la migraine, feront les trottoirs, avec la lumière frappant leurs yeux à travers les rideaux qui leur donneront des haut-le-cœur. Quant elles tomberont malades, la tendresse patiente et simple des passants les étonneront et elle s’en trouveront alors soulagées. Ca les fera même pleurer. En réalité elles pleureront d’être si incroyablement chanceuses d’avoir trouvé un autre chemin et vaincu une certaine pesanteur. Elles réclameront alors d’être caressées, le ciel leur apportera l’eau nécessaire qui s’assiéra à côté d’elles, massera leur dos avec des mouvements calmes. Leur migraine si authentique et sincère qu’elle soit, s’estompera vite derrière l’élégant masque de prière modelé par leur corps. Comme elles auront de la chance d’avoir tous ces hommes, ces femmes, ces enfants qui les aimeront, jour après jour, au travers des nuits et par les dimanches après-midi et les mardis soirs d’irritation. Mois après mois, après avoir parcouru tant de chemin, de trajets qui durent pour elles des décennies, après une déchirure mélancolique, elles abdiqueront. Mais elles n’auront pas dit leur dernier mot. En fait elles attendront et s’éclaireront à nouveau dans la lumière des pommiers en fleurs. Les réjouissances reprendront. Pas de phase terminale, juste un endormissement avant d’aller se réfugier dans les plants d’ipomée vivace, dite aussi «  fils de la vie », éperdus de terre et de soleil. Demain elles auront repris toute leur force et leur puissance et pourront de nouveau accueillir , sous leur robe d’un vert printemps, tous les invités qui leur ont tant manqué. Elles ne se seront pas laissées suffoquer de nostalgie pour tous ces jours enfouis.

Feuilles innocentes, instant fatal !

par Christian Deschere

Écoute. La terre s’ébouriffe. Je me coudoie au réel. Où vont ces feuilles prophétiques ? Au vent mauvais, à l’insu de la feuille volante de Martin Luther. Où tremble l’arbre du peuple ? Dans le Canto General et sa tourmente. Où, la feuille de route du capitaine l’a-t-elle mené ? A l’île du Diable, là où les poltrons inventent les traîtres. Vision imprenable sur le bananier qui s’agite, flotte au vent comme un albatros : « Privé de regarder la mer », en plus ! Mathieu veut sauver Alfred, et Lucie, son militaire de son chevalet de torture. La feuille tombée dans les corbeilles, bordereau appelé « Petit bleu », suffira au colonel Picard à faire rouvrir le dossier Dreyfus pour défendre une innocence ensevelie. Au cœur de l’orage l’indignation est comme un vent d’automne qui souffle l’opprobre tournoyant. Qui dira inerte ? Non humain ? Qui s’évertue à saper la rectitude du cognassier ? Combien de secondes la feuille passe-t-elle en vol après son décrochage ? Au ralenti, mon temps d’étonnement. A peine habillée de tonalités vertes qu’un tourbillon l’emporte. Elle nous apparaît au moment de disparaître. Dans ses branches, ses racines, sans se mêler, sans cesser de regarder descendre ses feuilles en chute spiralée, l’arbre, de quoi est-il le symbole ? « Les vieux hiboux se parlent à peine, un frêne y crisse de temps en temps » (Chevtchenko). S’agit-il de notre propre chute ? Du courroux ou de larmes ? Comment nommer cet automne ? Nous ne l’appellerons pas. Il arrive régulièrement. A cette époque les feuilles se cantonnent souvent au sol ou volent au vent ; ne tiennent plus en place et ne reçoivent plus de sève. Chênes pédonculés, cyprès chauve comme des hommes, qui deviennent caduques. On trouve aussi le séquoia à feuille d’if ou le pin blanc qui bénéficient des feux de forêt. « Babylone tu déconnes » : Pourquoi des amas sur nos trottoirs ? Et tapisser nos forêts ou épaissir la vase de nos marais ? Fréquemment porté par l’homme-tronc du 20 heures, la feuille est là, comme l’arbre à occuper la terre des millénaires durant. Ce pourquoi sans doute « Joshua tree » (production musicale dublinoise de U2), porte cette symphonie des cimes du délabrement industriel américain en Bas-médium. La Magna Carta, feuille qui vaut charte a été ajoutée au registre « Mémoire du Monde », est considérée écrite en 1215. Elle porte sur les libertés des sujets du royaume d’Angleterre tandis que sa consœur la « Charte des forêts » dit la subsistance des plus pauvres : droits de pacage, de chasse, de pêche, de construction de moulin… Des Herbiers aux Sables-d’Olonne les feuilles sont piétinées par d’indifférents « runners » quand elles ne sont pas refoulées par de bruyants jardiniers qui vous rendent dur de la feuille. Pas de glorieux lauriers pour eux. L’aléatoire est l’accidentel : la feuille qui se pique à l’aiguille du talon de la chaussure d’une élégante, lui donne une posture vacillante et déhanchée pour la décrocher. Rien n’échappe à ce bouleversement d’effeuillage. Ni l’épaisseur du temps dans sa perpétuelle scansion. L’amoncellement sous la canopée des feuillus n’est pas celle de la page blanche (Barbara disait feuille vierge). Sous la ramure de chaque parcelle vide on dénombre des milliers d’hectares en tapis perçu. Quiétude du champignon et des odeurs champêtres après la pluie. Elles s’empilent en strates rejoignant l’épaisseur moussue en sous-bois. Ce que le musicien, amateur de bois (clarinette, flûte, saxophone, etc.) relie au temps de la mesure, moi je le ramène au tableau de David Hockney, paysagiste. Hors ses peintures, le matelas de feuilles étouffe le bruit de nos pas qui produit un son mâché et bruissant. Entre l’été et l’hiver les couleurs recouvrent un temps la terre de jaune et de rouille -de rouge même- pour se fondre enfin, dans un ton couleur XIXe siècle. S’évanouir un temps, voilà qui est confondant d’effacement. A l’été de la St-Martin en plein meeting aérien (à faire) l’avion soudain oblique et tournoie en feuille morte, fait du saute mouton entre les nuages. Si le pétale de rose tombe feuille à feuille dans un mouvement de surprise, l’arbre lui, s’ébroue, se répands au sol, enrégimente, rassemble : comme un exosquelette dénudé en attente. Vous avez dit blizzard ? En traversant le jardin public où refroidit l’Apollon du belvédère, je vois une feuille de vigne cachant le sexe de la statue de l’homme nu. Au plat pays, c’est la feuille de figuier qui tient le rôle. Un alignement de colonnes aux feuilles d’acanthes lui font face formant fronton : froide façade raide comme la justice. Qu’est-ce qui persiste ici ? Une action défoliante du reste régulière. C’est la chute pensive et larmoyante de l’épithélium et non une invasion héliportée. Même si les feuilles de mobilisation tombent comme un impératif colonisateur tsariste, la densité mesurable des feuilles mortes obéit à une permanence sylvestre. A la saison des élections je signe la feuille d’émargement dans une case au milieu d’un océan d’abstention. Je substitue parfois le carnet à la feuille volante. Dans mon cône d’observation, je vois aussi des « marronniers » atones et des articles qui charrient de bonnes feuilles quand d’autres invitent à la « Chronique des cœurs saignants », raillait Queneau. A la recherche du trèfle à quatre feuilles (un irlandais verticillé) alors que d’autres sont spatulées, lancéolées, lyrées ou pennées, j’accuse le mille feuilles de tous les « fouturs ». Ce brassage nervuré qui n’a pas sa place dans les « Slum » (bidonvilles du Bangladesh) représente la perte de mes espoirs. Une empreinte, qui d’ombrée de vert passe à brun et voyage sans navigateur, se dépose en couches épaisses, lui donnant un aspect d’immortalité. Un éloge de la chute et des ruines, un autisme en Oisans : ses mélèzes et ses marmottes, une promenade au verger. Du berger à la douceur de la solitude de soi dans cette confrontation massive, voilà le type de peintures qui me revient. La chute convoque cent mille milliards de feuilles qui prennent en compte l’épaisseur de l’existence et se souviennent. Elles mobilisent nos rêves à la variété envahissante. En pérégrination bavarde, le hêtre en porte feuille n’est pas ce qu’on croit. L’exploration botanique et humaine qui ouvrent à une répartition territoriale incessante pour des yeux neufs nous est offerte. A l’affût de l’« Instant fatal » sans être précédé : de les « Ziaux ». Andante mélancolique selon George Sand.

Hautefeuille (suite régulière)

par Christian Deschère

Au treize rue Hautefeuille à Paris qui vit naître Baudelaire, noircissant
bribes, chroniques, Spleen de Paris et Fleurs du mal : voilà l’impatient.
Depuis la rive, Haute-de-reculée à Angers, le chêne pédonculé
Lance au ciel ses derniers pétioles, la rivière sombre à ses pieds ;
Le temps s’annonce incertain de la Maine au Dniepr, sinon frileux ;
Comme chaconne ne sert, ni n’alerte, personne ne freinera les vétilleux.
Rien ne manque à l’appel, pas même les couleurs mordorées ;
Pas même le staphylocoque doré à nos bastions de santé ;
Ni la « Duval » sur le gazon vert alitée, hors la chute défoliante,
qui, à nulle autre pareille, semble s’abandonner à une fin émolliente.

De même qu’en matière de bas étiages ou dans la nasse à poissons,
Les hordes de paquets nervurés peuplent fébrilement nos rues à foison.
La feuille encombre les avaloirs, colonise les couloirs ou des dortoirs,
Parfois sous l’amas, une autre guerre retranchée à notre bon vouloir,
Dissimule à la vue, la promesse d’un visage en statue du commandeur ;
Elle exhume sa frayeur une fois découverte et explique nos pâleurs.
Sous le boisseau bariolé d’un feuillage apparaît l’ennemi du désordre ;
Formé au méthane ; c’est un nouvel équilibre qui recycle en bon ordre,
Apporte la preuve solide d’un océan de travail aux bercements enivrants,
Ces feux follets obstinément sont pris pour des fantômes survivants.

Sais-tu que l’homme appartient à la nature qu’il délaisse ?
A l’illusionniste du pur déclin d’œil revient un sot-l’y laisse.

L’orage s’installe en vagues ronflantes et fragments de galères…
Du monde et des merveilles s’affaireront pour enfin le sortir du bagne.
La rage s’empare en scalps vibrants des linéaments de la colère…
Sur la montagne de l’absurde l’hurluberlu n’a de cesse de s’empirer : hargne.

L’épithélium n’a pas vendu son âme pour affirmer sa politesse ;
La chute prend alors tout son lustre et le promeneur le confesse :
Au pot de vin de la vigne du Seigneur la candeur s’estompe ;
Dans le triste cimetière le jardinier qui dort et qui frotte, s’y trompe.
Sous le soleil terne le jogger monte, descend et galvanise son corps ;
Le jais des neigeuses années joue les messagers en jasant très fort ;
Le hiboux des nuits sans lune fait passer l’ombre de la nuit : alors chut,
Le ciel livide m’est témoin qui fait tomber sur moi minute par minute,
La tourmente feuillue, cette âme vide descendant ? Réponds, palatin.
De l’obscur et de l’incertain me voilà tourmenté. Je veux croire au destin.

Lucide dans l’ordre des douleurs ou des joies, il y a comme un irrémédiable.
Insatiablement puéril, l’ennui s’installe et chevauche mes rêves à la diable.
Juste ciel : Les feuilles tombent aussi sur la Seine ; c’est comme à l’opéra ;
Dans le rythme d’une même ronde tourbillonne le rire aux larmes des petits rats.
Les sons résonnent sous la voûte : la coupole fait vibrer ses chanterelles ;
La danse s’aligne en concerto (BWV 1041, JS Bach), une vie sacramentelle.

Que vienne l’équipée construisant l’échafaud du Marigot,
Le brassage en nuées étreint le temps et compte pour zéro.
Est-ce la scène ou les coulisses qui nous meurtrissent ?
L’auteur à gage sur le pré mal fleuri y résiste et s’y rapetisse.

Chute brusque des vives clartés qui montent à la tête de nos oublis ;
Valse lente d’un trouble inconnu qui sonne pour nos abattis;

Survenance magique contre période de perte de providence,

L’automne confine en verve à soi et au verset synaptique.

Miss Feuille

par Karin Wyn

Je suis née au printemps dans l’indifférence générale. Personne ne m’a remarquée. J’étais petite, frêle, et semblable à toutes les autres. Pas de quoi faire la une. Même les feuilles de chou n’ont pas annoncé ma naissance. Moi qui rêvais de paillettes, notoriété et couronne de laurier, j’étais verte ! 
Il m’a fallu résister au gel tardif, aux insectes invasifs, à l’air nocif. Non sans mal, je me suis épanouie sous le soleil estival, résistant à toutes les intempéries. D’autres n’ont pas eu ma chance. Celles qui se sont aventurées trop loin, trop haut, ont été abattues par une décharge de grêle ou brûlées par la canicule. 
Puis, les jours se sont mis à raccourcir. Les miens étaient comptés. Ça commençait à sacrément sentir le sapin. J’ai vu rouge, je n’allais pas me laisser faire ! Dans la bise automnale, j’ai invoqué notre dieu Maurice « Sève », paraît qu’il crée des verts. En vain, à croire qu’il était dur de la feuille. Je suis tombée de haut quand j’ai pris conscience que j’allais finir en mille-feuilles, écrasée par la crème des semelles, le top du top du caoutchouc pour bout de chou : la botte de pluie pointure 27. 
Feuille morte dans une cour d’école, n’y a-t-il point pire destinée ? Surtout quand le maître demande de réaliser un herbier ! Des milliers de cris stridents qui foncent dans le tas. Des jambes, des bras, qui fourragent ça et là. Eh ! c’est pas la piscine à balles du parc indoor ici, c’est un cimetière de vénérables trésors de dame nature : armure contre les UV, absorbeur de CO2, climatiseur sous la canopée… personnes ne leur enseigne le respect à ces morveux ? Soudain, une mimine potelée m’a brandie comme un trophée : « Toi, tu es la plus belle, tu seras Miss Feuille ! »
Régime minceur oblige, je me suis retrouvée aplatie comme une crêpe quelque part entre la définition de flatulence et flétrir : du rêve à l’état pur… On m’a ressortie de ma prison puante la semaine suivante. C’est peu de dire que je n’en menais pas large quand j’ai découvert les objets de torture qui m’attendaient : feuille blanche (traîtresse), tablier, brosse à dent, peinture… De quoi trembler comme une feuille.
On m’a allongée sur l’étendue immaculée, j’étais nue et sans merci. Un premier jet de peinture est venu me cueillir par surprise. Vert ! Ô jouissance intense, cure de jouvence, je retrouvais mes couleurs d’enfance. Une giclée de jaune m’a rapidement fait déchanter. Je ne pouvais pas bouger. Puis tout s’est enchaîné : orange, rouge, brun, m’ont aveuglée. Perdue sous ces pigments poisseux, j’ai vu ma vie s’effeuiller. Ah, si seulement on ne m’avait pas ramassée… Soudain, ultime coup de grâce, des touches de paillettes dorées sont venues recouvrir mon cercueil artistique. 
Tout vient à point à qui sait s’étendre, diront certains. Je leur volerai dans les feuilles à ceux-là !